Les inféodations des communautés villageoises de la Vésubie (fin XVIIe – début XVIIIe siècle)
Les inféodations des communautés villageoises de la Vésubie (fin XVIIe – début XVIIIe siècle)
Les inféodations des communautés villageoises de la Vésubie
(fin XVIIe – début XVIIIe siècle)
GILI Eric
Professeur d’Histoire Géographie au Collège de la Vésubie
Chandolent@gmail.com
Cette communication est la suite du programme d’études précédentes qui a donné lieu au cycle de conférences entamé il y a maintenant 4 ans, concernant le milieu social et la propriété foncière dans le Haut Pays Niçois et tout particulièrement dans la Vésubie.
Après avoir étudié les seigneuries ecclésiastiques (celle de la Madone de Fenestres et celle de la Commende de Gordolon), et avant de vous proposer dans de prochaines rencontres, l’analyse des structures foncières des habitants (une étude plus large permettant d’analyser plusieurs cadastres des XVIIe et XVIIIe siècles), il m’a semblé opportun de travailler sur un aspect très particulier du rapport au pouvoir en Vésubie : celui que l’on voit apparaître lors de la période des Inféodations et qui permet une analyse originale du thème.
La réflexion m’est apparue importante à traiter alors que je considérais l’ancienne matrice cadastrale de Roquebillière, qu’Auguste MUSSO présentait, à juste titre, comme « la conséquence de l’inféodation du village au nouveau Comte GARAGNO ». Et effectivement, la mise en relation de cette matrice avec le contexte de l’Inféodation au XVIIème siècle, met au jour les intérêts antagonistes des différentes seigneuries, celles des Hospitaliers, de Gordolon et maintenant celle du comte GARAGNO qui cherchent à dominer la Communauté de Roquebillière.
Ainsi donc cet exemple nous amène-t-il à nous interroger de manière plus générale sur les conséquences politiques, sociales et économiques de l’Inféodation, à son impact sur la vie quotidienne des Communautés et à la manière dont elles sauront résister aux tiraillements suscités par la rivalité des seigneurs.
Des communautés généralement libres, mais fragiles
Il est sans doute nécessaire de procéder à un court rappel de la situation politique interne des villages, appelés généralement « Communautés », tant est importante la notion collective qui procède à leur gestion et aux relations qu’elles entretiennent avec les autres pouvoirs . Ces collectivités se caractérisent par une grande liberté face à l’emprise seigneuriale, et ce, depuis le XVe siècle .
C’est du moins ce que présentent, en ce qui concerne l’époque Moderne, les analyses historiographiques des années 1970-1980 . Elles s’appuient sur l’étude des institutions politiques, dont elles tirent une vision presque romantique de leur liberté. Certes, on ne peut nier que les villages ont acquis, après des affrontements qui durèrent plusieurs siècles, une vaste autonomie qui subit, durant les XVIIe et XVIIIe siècles, l’assaut de l’État qui s’insinue progressivement dans les différents rouages du gouvernement local. Ce qui fragilise ce dernier. Si l’infiltration de l’État régalien réussit, c’est parce qu’il utilise le levier financier, structurellement fragile pour les Communautés. Cet aspect financier laisse généralement de côté la dimension humaine de la lutte contre l’Inféodation, qui n’est pas seulement liée à des actes politiques, mais aussi aux réseaux et à leur dimension lignagère, et aux stratégies qui varient selon les individus et les périodes.
Ainsi donc, les Communautés sont-elles dans une situation financière toujours aussi délicate, en cette fin du XVIIe siècle, alors même que les souverains successifs développent une politique d’expansion territoriale et d’affirmation politique dans un contexte géopolitique européen en constants bouleversements. Ceci dit sans déterminisme, le Comté de Nice reste une terre pauvre, aux équilibres sous tension. L’économie traditionnelle de la montagne méditerranéenne ne peut plus soutenir le développement de l’État. La guerre, l’armée, le Fisc obèrent fortement les capacités financières des villages, pour en arriver à s’imposer.
Entre le milieu du XVIIe siècle et les deux premières décennies du siècle suivant, les Communautés du Comté de Nice subissent de nombreuses tentatives d’inféodations, ayant pour raison les dettes fiscales qu’elles ont accumulées. Les bénéficiaires en sont une partie des « élites qui se trouvent en position d’acquérir, par leur richesse ou leur proximité au pouvoir » . Parmi ces derniers, nous trouvons des familiers du roi. Elles y démontrent une étonnante constance pour acquérir puis maintenir l’avantage acquis, preuve, s’il en était besoin, de l’importance qu’elles y donnaient.
Des tentatives récurrentes d’inféodations
Et effectivement, des tentatives régulières pour inféoder les Communautés du Haut Pays Niçois sont réalisées. On peut pourtant constater qu’elles sont le plus souvent partielles ; la totalité des droits des villages n’étant pas acquis, selon la décision du souverain. Elles ont néanmoins pour objectif de créer de véritables seigneuries. Leurs auteurs sont invariablement les membres les plus aisés des grands lignages qui ont su développer de véritables stratégies d’ascension sociale.
Certains sont de véritables étrangers à la Communauté dont ils espèrent la seigneurie. D’autres en sont issus et y ont parfois conservé de puissants liens familiaux. Ces derniers ont bien conscience que leur tentative ne peut que provoquer des affrontements, et pourtant, ils n’hésitent pas à s’opposer à leurs concitoyens dans des conflits longs et souvent violents. Affrontements, car la tentative d’inféodation provoque un déséquilibre dans l’ordonnancement social du village. Pour autant qu’elles restent dans un cadre villageois, ces tentatives semblent vouées à l’échec, et les grandes familles ne s’approprient alors que des parcelles de seigneuries.
L’exemple le plus parlant est celui présenté par Paul CANESTRIER , qui, en son temps, a étudié le phénomène qui nous intéresse ici au travers de l’exemple du Val d’Entraunes. Il rappelait, au sujet de Saint-Martin-Vésubie, deux exemples. Le premier, dont il ne donne pas la source rappelle qu’en « 1563, le gentilhomme Jacques AIGLIERI qui espérait une partie de sa seigneurie [entendez la seigneurie du village NDL] poignarda en pleine rue, un jour de procession, le curé qu’il soupçonnait de contrarier ses projets. Après s’être enfui, il fut, nous dit CANESTRIER dévoré par les loups dans une forêt voisine ».
Cet épisode rappelle les tentatives traditionnellement retenues de la famille RAIBERTI pour s’approprier la seigneurie de son village. Mais il paraît d’autant plus étrange de constater que Lazare RAIBERTI n’ait pas cité le cas dans son ouvrage . Il rappelle seulement, comme en négatif, que le 1er mars 1604, l’avocat Jean RAIBERTI avait finalement vendu aux GUBERNATIS « l’investiture, propriété directe, laudismes, treizins, créances censitaires sur plusieurs immeubles, emphytéoses dont existent les actes de reconnaissance », tous, attributs d’une véritable seigneurie dont on ne connaît pas l’étendue ni la nature exacte. Plus encore, les premières délibérations municipales conservées , qui datent de la même époque, n’en conservent aucune trace et, bien au contraire, donnent une image de la « parfaite Communauté ». Cette seigneurie presque « muette » a-t-elle donc véritablement existé ?
Bien plus précieuse est la seconde mention présentée par Paul CANESTRIER. Elle concerne l’épisode du 11 septembre 1678 qui ratifie les droits du duc sur la Communauté de Saint-Martin. Cet épisode précède de peu le précédent et donne un autre éclairage sur la fameuse famille de GUBERNATIS. L’exemple de 1678 nous permet en tous cas d’entrer plus précisément dans le détail de ce que représentait alors la seigneurie villageoise :
16 florins d’or pour les amendes ;
563 florins 6 points pour l’Albergue (l’ancien droit qui permettait au seigneur d’être loger, avec sa suite, dans le village qu’il visitait. Logé et nourri le temps qui lui convenait) qui était réévaluée à 8 livres 10 sous parvorum ;
et autant pour la Cavalcade, autre droit seigneurial faisant rappel de l’obligation des hommes libres d’aider militairement leur souverain ;
361 florins 4 points pour le 1/3 des pâturages que le seigneur avait conservé et qui revenait désormais, dans leur totalité, à la Communauté, réévaluée à 100 sous parvorum ;
267 florins 6 points enfin, pour les moulins…
Notre auteur précise que de « nouvelles difficultés surgirent au sujet des moulins que la communauté avait acquis depuis longtemps et qui payait au Trésor un cens annuel de 4 livres 10 sols (monnaies de 1388). Au final, la créance avait été revalorisée à 45 livres 10 sols en monnaie de 1678 et réclamait les arrérages ». Soit 10 fois son montant initial.
La Communauté s’était affrontée au Fisc qu’elle avait vaincu en ce qui concerne l’Inféodation, mais avait dû céder devant l’Impôt. La leçon était donnée, le coup passa près, sans plus de conséquence alors qu’un simple redressement fiscal…
Tout change quand le prétendant à la seigneurie « vient de l’extérieur ». L’affermissement de l’État et le nouveau rôle qui est donné à ses principaux serviteurs accentuent les tensions avec les Communautés et lancent une véritable « chasse au titre seigneurial ».
La réévaluation fiscale de la fin du XVIIe siècle
Fortes des confirmations d’autonomie régulièrement obtenues de la part des souverains, à chaque succession, les communes semblaient pouvoir vivre encore longtemps selon cette règle qui leur était encore très favorable. Pourtant, comme l’indique une nouvelle fois Paul CANESTRIER, en 1696, le Patrimoine ducal constate « les dévaluations monétaires successives », et choisit de réaliser une « revalorisation des créances du Trésor et l’ajustement des taxes ».
? Cette pratique devait changer le quotidien de nombreuses communautés villageoises du Haut Pays Niçois.
Par des recherches précises, l’archiviste de la Chambre des Comptes réajusta la valeur réelle de la monnaie entre celle apparaissant dans les chartes de reconnaissances de 1388 et celle de son temps. Pour cela, il collecta patiemment les dévaluations successives de la monnaie qui restait gagée sur la valeur réelle de l’argent contenu (c’est-à-dire son aloi, son poids de matière précieuse). Puis il compara ces données avec le pouvoir d’achat de ces mêmes monnaies afin d’établir une grille d’évaluation. On notera la démarche totalement moderne, raisonnée voire scientifique, et « égalitaire » afin d’approcher au plus juste des réalités de chaque village, démarche cohérente avec la réalisation progressive des cadastres.
L’exemple donné par Paul CANESTRIER est révélateur de l’augmentation qui toucha directement les villages : pour Villeneuve d’Entraunes, le cens annuel reconnu en 1388 s’élevait à 1 livre 2 sols, réévalué par les soins de la Chambre des Comptes à … 110 livres de 1697. Une multiplication par 110 de la fiscalité.
Non seulement les Communautés villageoises voyaient leurs impôts directs fortement augmenter mais en plus, elles devaient s’acquitter d’arrérages vieux de trois siècles… À chaque dévaluation s’ajoutaient de nouveaux arrérages, de nouvelles sommes à verser. Au total, une véritable fortune pour des villages vivant du peu de revenus que leur apportaient les ventes de bois de leurs forêts quand l’entrepreneur choisi était honnête, la location des pâturages (bandites) et les adjudications des fours et moulins. Une économie locale qui subissait depuis de nombreuses années les vicissitudes des guerres menées par le souverain : impôt supplémentaire (donatif), allogements, passage de troupes, pillages...
Ainsi, Saint-Martin se retrouvait à devoir payer immédiatement 12 000 livres, La Bollène plus de 13 000 livres, Valdeblore 13 500 livres, Entraunes 17 855 livres, Puget-Théniers 36 000 livres… La liste est longue car bien peu de villages pouvaient trouver dans l’urgence de telles sommes. La plus importante inféodation proposée au rachat regroupait 10 villages (Isola, Venanson, Utelle, Breil, Saorge, Lantosque, La Bollène, Saint-Sauveur, Contes et le Valdeblore) et s’élevait à 159 580 livres… que se proposait de payer le seul médecin RIBOTTI. Personnage sur lequel nous reviendrons, il s’agissait pour lui d’une grande entreprise spéculative dont il pouvait tirer de substantiels revenus. Cependant au final, il ne conserva que la communauté du Valdeblore avec le titre de comte ! Sa descendance s’en prévalu d’ailleurs jusqu’à la veille de la Grande Guerre .
Un contexte politique pesant
Cette réaction fiscale n’était pas due au hasard d’une rectification administrative ou d’un progrès linéaire des différents régimes instaurés par le pouvoir. Elle correspond à une époque où l’État renforce et perfectionne son emprise sur les territoires qu’il gouverne. L’outil utilisé est celui de la guerre et de l’impôt qui en résulte et est souvent perçu comme un moindre mal (c’est du moins ce qui est présenté aux populations qui subissaient les exactions de la troupe) pour entretenir l’armée qui est désormais devenue permanente. Mais cela n’interdisait pas les guerriers de faire peser sur les villages concernés une pression intolérable de prélèvements économiques dont nous avons déjà parlé. La Guerre de Trente Ans est d’ailleurs à cet égard un modèle, à la fois en ce qui concerne les exactions commises, mais aussi pour ce qui est de la mise en place d’une armée moderne permanente.
En 1675, Victor-Amédée II succède à son père Charles-Emmanuel II. Il n’a alors que 9 ans et c’est sa mère, Marie-Jeanne Baptiste de Savoie-Nemours, qui exerce la Régence en son nom. Il épouse en 1684 sa cousine, Anne d’Orléans, nièce de Louis XIV avec lequel il entretient jusqu’alors des relations de bonne entente. Ce n’est qu’au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg destinée à maintenir la France dans ses frontières du traité de Westphalie, en 1690, qu’il rompt avec le souverain français, ce qui provoque une première occupation du Comté de Nice par les troupes transalpines. Une deuxième occupation eut lieu en 1703. Elle dura jusqu’en 1713. C’est de cette dernière période qu’il faut dater la destruction du château et de la forteresse de Nice. Après bien des vicissitudes, la fortune militaire et politique souriait au duc de Savoie qui acquiert alors le titre royal tant convoité, de Sicile tout d’abord puis de Sardaigne en 1720.
Cette courte chronologie nous permet de peser le poids de la géopolitique européenne contemporaine des inféodations et de mettre en évidence son influence sur la tragédie politico-sociale qui toucha les villages du Haut Pays Niçois. Elle aide à la compréhension des tensions économiques et fiscales qui pesèrent sur les populations du Comté. Les choix du souverain, désormais libre de toute tutelle à partir de 1684, sont à prendre en compte pour expliquer le phénomène qui mena aux inféodations des Communautés insolvables du Comté de Nice.
Les inféodations
Les inféodations débutent au milieu du XVIIe siècle, comme celles de Peille, le 22 juin 1651 cédé à Jean LASCARIS de Vintimille, ou de Villars-sur-Var, en juin 1664 au profit du marquis de DOGLIANI SOLARO. Mais le phénomène généralisé de revalorisation des créances des communes, dès 1697, accéléra le mouvement.
Celle de Roquebillière a lieu quelques années plus tard, en 1680, au profit d’Antoine GARAGNO, garde général des Finances, père du Président de la Chambre des Comptes de Turin. Grand personnage de l’État, il acquiert un titre avant tout honorifique.
À Saint-Martin, elle est l’œuvre de Jérôme Marcel De GUBERNATIS. Cette famille est connue dans le village depuis le milieu du XVe siècle et occupe régulièrement des charges militaires. En 1614, c’est le Capitaine Claude GUBERNATIS qui dirige les milices locales. ½ siècle plus tard (1666), c’est Charles Antoine qui est à la tête des milices dans la guerre contre Gênes. En 1691 enfin, c’est encore le Capitaine GUBERNATIS qui dirige les milices de Saint-Martin face à l’invasion française de Catinat.
Jérôme Marcel, issu d’une branche parallèle à celle qui reste à Saint-Martin, a embrassé une autre carrière.
Il s’agit d’un personnage de premier plan dans les États de Savoie, comme le précise l'acte d'Inféodation. Né à Nice en 1633 (mort à Turin en 1713), il est le fils de Donat et Anne Marie VIVALDI. Issu d'une famille de bonne notabilité installée depuis plusieurs siècles à Saint-Martin , il est l'image même du grand serviteur de l'État. Successivement Juge de Nice en 1655, Sénateur en 1661 et co-seigneur de Castellar la même année. Il fut deuxième Président du Sénat de Nice, avant de devenir le représentant du Duc dans les Cours européennes, comme le précisent encore les Lettres Patentes, ce qui représente ses principales qualités .
Nous le connaissons également grâce à Lazare RAIBERTI , qui rappelle l’honorabilité de la famille De GUBERNATIS. Celle-ci avait déjà été mise en évidence par l’enquête de notoriété menée par le comte Charles BADAT, le chevalier baron de Coaraze, l’avocat Jean-François LISIO à l’occasion de l’admission du fils de Jérôme Marcel, prénommé François Joseph, dans l’ordre des Saints-Maurice et Lazare, en 1671. L’acte fait partie de la stratégie familiale de renforcement des marques du pouvoir, de son inscription dans les réseaux de l’État et de la nécessaire implication lignagère, gage de pérennité et de reproduction sociale.
Notre historien rapporte le mémoire produit en cette occasion par nos enquêteurs, qui rappellent qu’à leur arrivée dans le village, il « leur fut indiqué une maison isolée, séparée des autres du dit lieu, élevée somptueusement en forme de palais et [qu’il leur] fut dit qu’il s’agissait de l’ancienne maison des Seigneurs GUBERNATIS ». Entendons par ancienne maison un jugement de qualité sociale, les termes « casa antica » renvoyant plus à une notion d’importance qu’à une datation incertaine et immémoriale. En fait, on pourrait néanmoins en faire remonter l’érection à l’acte d’achat de la « seigneurie » des RAIBERTI dont nous avons déjà parlé, daté de 1604, qui indique pour la première fois la présence de la place dite « des portils », aujourd’hui appelée justement « Gubernatis » jouxtant leur « palais », avec mention d’antériorité renvoyant à 1575, quand la famille en acquiert la propriété éminente.
Et nos enquêteurs de préciser « qu’en la considérant plus en détail et qu’ils remarquent que sur la porte ‘civile’ de la même [maison] qui se trouve sous les portiques du palais se voient les armoiries et insignes de la famille… consistant en plusieurs croix de la forme de celles que portent les Chevaliers de la Sainte Religion des Saints Maurice et Lazare… ». Détail intéressant qui indique que la famille en est déjà membre et en a intégré les insignes et le decorum jusque sur l’espace public.
C’est ce personnage, Jérôme Marcel, qui obtient, le 16 mars 1684, le titre de Comte de Saint-Martin. Également grand personnage de l’État, il a pour différence principale avec GARAGNO de posséder une assise familiale importante dans le village qu’il convoite.
Autre lieu, Utelle, dont la seigneurie est achetée par Jérôme Marcel GALLÉAN en 1700, avec le titre comtal. Gentilhomme de la Chambre du duc Victor-Amédée II, il fait partie de ces hommes de même génération que le souverain, qui accèdent au pouvoir avec lui. Tous les villages ne tombent pas entre les mains de personnages d’une telle surface sociale et politique, mais tous ces hommes ont pour caractéristiques leur proximité avec le pouvoir à cet instant de leur carrière.
Enfin, dernier exemple, avec Belvédère. Après avoir été un fief des GRIMALDI qui y tenaient le château jusqu’au début du XVIe siècle, le lieu tombe sous l’inféodation du Comte GALVAGNO GUTTUARO le 13 (ou 23) juillet 1697 . Il ne conserve son autorité sur la Communauté que quelques années, et finit par la vendre, le 15 mars 1709, à Charles Marie INVITIATI. Ce sont ensuite les comtes RAYNARDI qui en sont les détenteurs. Ils sont connus dès 1786 , mais sans doute ont-ils acquis les titres seigneuriaux depuis plusieurs années déjà.
Ces quelques exemples permettent de confirmer l’insinuation rapide, dans le cercle politique des villages du Haut Pays Niçois, d’une nouvelle classe sociale, dont les représentants sont le plus souvent étrangers à la Communauté dont ils sont désormais les premiers personnages par le prestige. Appelés, par leur capacité financière, à revêtir les attributs du pouvoir local, ils s’en prévalent pour asseoir une stature politique qui dépasse à l’évidence le simple cadre du village, pour s’en servir comme représentation sur la scène de l’État. Les allers-retours réguliers entre ces deux sphères en témoignent.
Bien évidemment, les Communautés ne restèrent ni insensibles ni passives à ce qu’elles considérèrent comme une agression majeure contre leurs Libertés. Les démarches qu’elles entreprirent sont les mêmes. Elles restèrent autant qu’elles le purent dans la légalité, ce qui n’excluait pas pour autant les réactions épidermiques d’une population excédée. Mais l’issue de la lutte ne fut pas la même pour chacune d’entre-elles.
La réaction des communautés
Les réactions des Communautés répondent toutes au même processus légal. Prenons l’exemples de Saint-Martin. La Communauté réagit immédiatement en réunissant le Conseil communal « au son de la cloche, à la Maison communale (nous dirions la Mairie), place de la Frairia Grande, par ordre de M. Barthélémy GIUDICE baile de la dite ville pour S.A.R., sur la requête des syndics les sieurs Pierre DANIELE et Antoine COTTIGNOLO. Dans [le]quel Conseil sont intervenus les sieurs Honoré RAIBERTI, Ludovic FABRI avocat, Jean Ludovic RAIBERTI, François INGIGLIARDI, François BALDONI, Joseph BROCARDO, Etienne MATTEUDI, Jean André BOGLIO, François ASTRI, Claude BOCCIONE, Honoré PLENT, Claude MAÏSSA, Honoré BALDONI avocat, Jean Baptiste CAGNOLI, tous conseillers, faisant avec les dits syndics des trois parts plus de deux ».
C'est à l'organe exécutif de la Communauté de se réunir, ce qui permet de raccourcir les délais de convocation, afin de prendre plus rapidement la décision qui s'imposait. Le Conseil constitue « députés et mandataires généraux et spéciaux les sieurs avocats Jérôme Marcel RAIBERTI et Jean Baptiste CAGNOLI », appelant deux représentants des plus importantes familles de la notabilité locale, et les charge « d'offrir à S.A.R. notre seigneur une finance suivant le goût et l'intention de S.A.R. pour qu'il lui plaise révoquer l'inféodation intentée de la présente ville et de vouloir reprendre notre commune et hommes sous son domaine immédiat comme plus et mieux amplement lui plaira de concéder ». Pour cela, les mandataires « pourront traiter, négocier, acquérir, leur donnant pleine et entière faculté de s'obliger, au nom de la commune, pour quelconque somme que S.A.R. voudra demander » pour la révocation escomptée, ceci pour que « dans aucun temps ne puissent les dits hommes ou commune de Saint-Martin être inquiétés par le fait d'inféodation d'aucune personne ».
Les termes choisis sont importants : la Communauté parle de ‘traiter, négocier’, de ‘finances’, de droit en espérant la ‘révocation’, en espérant une décision définitive. Autant de termes qui placent le débat sur le plan légal. Débat que sont capables de soutenir les deux plénipotentiaires.
De fait, les hommes choisis pour cette mission de la dernière chance sont les avocats Jérôme Marcel RAIBERTI et Jean Baptiste CAGNOLI.
Le premier, docteur ès Lois, fut avocat au Sénat de Nice, puis tint la charge de Juge de [la Viguerie de] Sospel en 1661, pour enfin devenir Juge de Nice en 1664 . Il ne s'agit donc pas d'un simple notable villageois, mais bien d'un personnage déjà fortement reconnu, à la fois au niveau local, mais aussi à l'échelle du Comté, et déjà introduit et participant au service de l'État.
Le second, issu également d'une lignée d'avocats, de notaires et autres hommes de loi, est le frère de Jean-André, Commandeur de Fenestres. D'un niveau de fortune déjà remarquable au plan local, il entretient des liens privilégiés avec nombre de grandes familles du Comté. Le hasard nous le fait rencontrer une nouvelle fois, avec une certaine ironie, lors de l’acte de prestation des serments de fidélité au nouveau comte RIBOTTI, étant son témoin, le 1er juin 1700, à Valdeblore. Par un retournement intéressant de l’Histoire, son arrière-petit-fils, Jean-Joseph Baptiste, issu d’une lignée de 3 aïeux d’avocats, obtint l’inféodation du village de Sainte-Agnès avec le titre comtal .
Après 7 mois d’échanges, le duc de Savoie révoquait l'inféodation de Saint-Martin, par l'Édit du 30 octobre 1684 . Le Souverain y consentait contre le paiement de 12 000 livres de 20 sous chacune (Il che tutto habbiamo fatto e facciamo di Grazia Nostra speciale mediante la somma di livre 12 000 di soldi 20 l'una l'una da pagarsi esse livre 12 000 nelle mani e con quitanza di detto Conte e Presidente De GUBERNATIS subito he saranno interinate le presenti dalla Camera Nostra de'Conti), à payer au Comte et Président De GUBERNATIS qui avait racheté les dettes de la Communauté.
Celle-ci était restaurée dans toutes ses reconnaissances antérieures, portant sur ses libertés : « ammetterle ed approvarle i tutto e per tutto, secondo lor forma, mente e tenore non ostante qualunque concessione ed interinazione ed ogni altra cosa a questa repugnate, stile, uso e consuetudine, decreti, leggi e statuti contrarianti e senza limitazione e restrizione » .
Le cas n’est pas unique. Le 14 juillet 1700, c’est l’inféodation de Levens qui était annulée. Le 9 octobre 1700, c’était au tour de celle de La Bollène (Vésubie) au préjudice du Comte Jean RIBOTTI . L’année suivante c’était celle de Saint-Étienne de Tinée qui avait échue au Comte CHIANEA .
Comment peut-on expliquer de tels retournements de situations, alors que les inféodations semblaient irrévocables après la décision de la Chambre des Comptes ? Si pour les trois derniers lieux, il semble que le choix du souverain a été de ne pas trop exaspérer des Communauté qui avaient trouvé une solution financière à leur dette fiscale, la révocation de Saint-Martin peut s’expliquer autrement. Elle bénéficia d’une conjoncture politique particulièrement favorable à la Communauté.
Il faut tout d’abord s’arrêter sur la date de l’événement : 1684. C’est le temps de grandes mutations politiques qui permettent à la Communauté de venir à bout des prétentions d’un feudataire, GUBERNATIS, pourtant bien en vue à la Cour, du moins jusqu’alors. En effet, celui-ci faisait partie du « premier cercle » de la Régente, après avoir été un personnage de premier plan dans l’équipe du duc défunt. Il tombe en disgrâce lors de l’accession au trône du nouveau souverain, et par conséquence s’inscrit au bénéfice de la Communauté de Saint-Martin qui avait fait la preuve de sa solvabilité.
Ailleurs, la Communauté n’a pas toujours la même chance.
À Roquebillière, l’inféodation a lieu le 29 octobre 1680 , d’après les lettre patentes octroyées au Président Antoine GARAGNO, général des finances de la Régente , entérinées le 8 novembre suivant. La famille était originaire de Chieri, en Piémont, et possédait aussi les fiefs de Piedicavallo et de Rossasa.
Ces lettres lui permettent d’acquérir le fief du village, y compris l’ensemble de son territoire et de ses revenus. Auguste MUSSO rappelle que le nouveau seigneur marque sa puissance par ses propres armoiries qui deviennent celles de la commune : « in quatro, les 1e et 4e d’or avec lion à la queue fourchue portant la couronne comtale, les 2e et 3e d’azur à 3 araignées d’or, le tout surmonté d’un guerrier portant à la main droite un caducée et à la main gauche un livre où il est écrit Emula virtus ».
Un court aparté pour souligner que ce geste de pouvoir n’est pas unique. Il est généralement dit que les armoiries de Belvédère, qui possèdent le Renard comme emblème, est aussi celui de la famille éponyme RAYNARDI, mais je n’en ai nulle part trouvé mention. Par contre, plus certaine est la filiation entre les armes de La Bollène et celles de la famille du médecin RIBOTTI qui ne tint le fief que quelques années pourtant. FIGHIERA rappelle que « RIBOTTI vient de ribette, nom vulgaire du groseillier », et de fait, le village se représente par les armes de cette famille : « D’argent à une tige de groseillier posée en bande portant 2 grappes de vaieset 1 feuille, le tout au naturel ».
Mais peut être aussi s’agit-il d’une recomposition effectuée il y a ½ siècle, à l’occasion du Centenaire de l’Annexion, quand FIGHIERA et MOSSA recomposèrent les armoiries de chaque village… Il n’est certes pas de bon ton d’adopter les armoiries d’une famille qui venait de « s’acheter les libertés du village », et l’on peut imaginer tout le ressentiment que devaient en éprouver les villageois. Le gril de saint Laurent semblait effectivement plus répondre à l’image du village.
Devant l’acte consommé de l’inféodation, la Communauté de Roquebillière réagit vivement, et envoya devant le duc et sa Chambre des Comptes ses délégués chargés de produire ses titres et écritures prouvant sa Liberté, et tout particulièrement copie de l’acte de Dédition du 12 octobre 1388
Pour se défendre, le Comte GARAGNO produisit pour sa part d’autres actes d’inféodation, et tout particulièrement ceux de la Communauté voisine de Clans en faveur du Comte GILETTA, qui appartenait à la même viguerie de Sospel, et qui datait du 14 mars 1648. Après plusieurs années de procédure, c’est finalement le 16 mars 1689 que la même Chambre rejetait définitivement la demande et les déductions de Roquebillière et obligeait les hommes du lieux à prêter serment d’hommage et de fidélité au Comte.
Premier effet direct de cette inféodation, la Commune est obligée de verser des sommes considérables au Comte. Ainsi, le 22 novembre 1689, la Communauté s’assemblait en Parlement général devant les abattoirs (à proximité de la chapelle des Pénitents blancs) - acte désormais rare à cette date avancée et qui marque l’importance de l’événement - afin de payer les droits d’inféodation du Comte GARAGNO à hauteur de 82 doubles d’Espagne . Pour cela, Roquebillière était obligée d’emprunter la somme à Jean CATENA de Saint-Martin et pour le rembourser, de grever d’un cens annuel de 4 doubles la bandite du Siruol. Cette procédure, qui semble la seule possible pour répondre au manque récurrent de numéraire des Communautés, met en évidence une véritable spirale de l’endettement, caractéristique du mode de fonctionnement des finances publiques de l’époque Moderne.
GARAGNO porte le titre de Comte jusqu’à son décès, qui intervient avant la fin de l’année 1700.
Après l’épisode des arrérages, la Chambre des Comptes liquidait finalement la Communauté de Roquebillière , le 31 août 1700. Le mémoire adressé comme justificatif rappelait les droits que la Communauté devait annuellement verser au comte :
premièrement, pour les fours, 6 livres 14 sous parvorum ;
puis pour les moulins, fonds, eaux, arbres, 8 florins parvorum de 32 sous chacun qui font 12 livres 16 sous parvorum ;
pour l’albergue et la cavalcade 20 livres parvorum ;
pour les peines, bans, lods, 4 florins de 32 sous chacun, ce qui fait 6 livres 8 sous.
Soit un total de 45 livres et 18 sous.
Suivait les calculs de l’archiviste de la Chambre (archivista camerale) SCARONNE datés du 26 avril courant, qui rétablissait l’état du change depuis le début du XVIIe siècle et qui prévoyait la revalorisation de la fiscalité du village.
Cet acte, d’une rare violence de la part de l’État à l’encontre de la Communauté, provoqua une véritable émeute, et Auguste MUSSO rappelle que l’Intendant du Comté de Nice, Pierre MELLARÉDE, dut se rendre en personne dans le village pour y ramener le calme. Devant le Parlement rassemblé sur convocation du baile Jean-Baptiste GAETTI, et sous la présidence des syndics GAETTI et DRAGO qui rejetaient solennellement la Liquidation et l’Inféodation, l’Intendant dut promettre d’intervenir auprès des plus hautes autorités de l’État.
Ce n’est que dans un troisième temps que le fils du premier Comte, Jean-Baptiste GARAGNO, obtenait l’attribution, par rachat, du fief de Roquebillière. On peut en déduire que celui-ci n’avait finalement été cédé qu’à titre viager. Il obtenait l’arrêt définitif de la Chambre des Comptes du 23 juin 1722 qui lui permettait d’entrer en possession de sa seigneurie le 22 septembre suivant, contre 5 500 livres versées au Trésor.
Si Saint-Martin ou La Bollène avaient réussi à se libérer de l’inféodation, ce n’était pas le cas de Roquebillière. La résistance de la Communauté avait été longue et acharnée, plus de 40 ans d’oppositions…, mais vaines. Elle n’avait pu faire aboutir ses demandes réitérées face à l’État, ne pouvant argumenter dans le seul registre qui semble avoir été capable d’infléchir les décisions de la Chambre des Comptes : le remboursement, prix de la liberté. La faiblesse des finances communales représente la cause principale de l’assujettissement. Ce fut également le cas de Belvédère, d’Utelle et de Valdeblore.
Le seigneur et ses droits
Il nous reste à considérer ce que recouvre véritablement ces titres seigneuriaux obtenus de haute lutte, après souvent plusieurs dizaines d’années d’affrontements devant les tribunaux.
Devenir comte apportait un titre prestigieux, longtemps espéré par des lignages dont l’ascension sociale pouvait être relativement récente, parfois moins de deux générations, voire même encore individuelle, ou à titre viager, comme nous l’avons souligné dans l’exemple de Roquebillière. Le titre permettait à son titulaire d’entrer en noblesse, ce qui représentait une marque essentielle dans une société où l’ostentation sociale jouait un grand rôle. Il clôturait de la meilleure des façons des choix stratégiques qui devaient mener les têtes de lignage aux meilleures fonctions et à la reconnaissance recherchée.
L’inféodation donnait lieu à un véritable rituel féodal, ce que rappelle Charles-Alexandre FIGHIERA en prenant l’exemple du Valdeblore :
« le 1er juin 1700, le nouveau comte reçoit l’hommage des chefs de maison… devant la chapelle de la Sainte-Trinité, en présence du sénateur Jules-César LASCARIS Vintimille … délégué par la Chambre des Comptes. Le médecin RIBOTTI s’assoie sur une chaise… devant lui une petite table sur laquelle on a posé un crucifix et le livre des Évangiles. Puis les uns après les autres, les chefs de maison s’agenouillent, tête découverte devant le comte, lui rendent hommage et lui jurent fidélité ».
Au total, ce sont 176 chefs de famille qui se plient à ce rituel, qui marque à n’en pas douter les esprits et entretient une certaine amertume.
Banc armorié à Belvédère Paul CANESTRIER rappelle pourtant que ces titres « ne conféraient pas la propriété des immeubles ni la jouissance des très nombreux droits indiqués » et « ne retiraient que … la perception d’une partie des anciennes redevances féodales payées comme droits régaliens… », avec parfois, comme seule marque d’un ancien pouvoir de justice, la nomination du baile. Pour RIBOTTI, c’est au final 60 livres de rente annuelle qui lui sont réellement versées, somme importante mais qui n’est tout de même pas considérable.
La préséance du comte a incontestablement pesé très lourdement sur le moral et la représentation politique de la Communauté. Il lui revenait de droit la place éminente dans les processions et les fêtes religieuses de son village. Quand il était présent, personne ne pouvait entrer dans l’église pour y entendre la messe avant qu’il ne le fit, ni en sortir avant lui.
Il y possédait son banc. C’est par acte des 20-23 juin 1786 que les Comtes Jean-François et Pierre Ludovic RAYNARDI se faisaient octroyer par le Sénat de Nice le droit de posséder ce banc , séparé des autres, dans l’église du lieu. Il existe toujours à Belvédère, tout comme celui des seigneurs à Roquebillière.
Encore plus problématique pour les habitants, les comtes tentaient de se faire octroyer le droit exclusif de chasse et de pêche. Ce fut le cas pour le Comte Jean-Baptiste GARAGNO, à Roquebillière, qui l’obtenait du Sénat de Nice par actes des 22 novembre et 20 décembre 1698 . Ou encore, interdiction est faite aux habitants de Belvédère de s’introduire dans certains quartiers, sur injonction du Sénat de Nice des 26 septembre et 3 octobre 1789 . Ces interdictions grevaient fortement les capacités économiques des habitants des lieux, rajoutant au sentiment de pertes politiques celles de revenus nécessaires à la survie d’une part importante de la population, qui assuraient jusqu’alors le maintien des positions sociales pour une certaine élite locale.
Les seigneuries pouvaient parfois comporter une part de patrimoine foncier. Et l’on se rappelle qu’à Saint-Martin les GUBERNATIS quittèrent assez rapidement le village après l’échec de l’inféodation qu’ils avaient envisagée en vendant progressivement leur patrimoine foncier. En une génération, l’essentiel de leurs terres avait été vendu, échangé ou transmis par voie d’héritages à des branches féminines du lignage majeur.
À Roquebillière, par contre, la réussite de l’inféodation avait permis au Comte Jean-Baptiste GARAGNO d’acquérir un patrimoine foncier non négligeable. Le livret de reconnaissances des terres cédées à cens est daté du 20 décembre 1701 et enregistré par le notaire Louis RAIBERTI de Saint-Martin. À noter que le comte ne fait pas intervenir le notaire de son village...
Il fait intervenir un total de 67 individus qui lui sont redevables . Tous devaient lui verser un cens, comme principale marque de sa seigneurie. S’y ajoutait la reconnaissance de la Communauté, qui était contrainte de s’acquitter annuellement de 3 livres ducales di stampa pour droits de ban, pêche, contumace et passage chaque année (per ragioni de banni, pesche, contumacie e passaggi ogn’anno), de 10 livres parvorum de la fête de saint Michel pour l’Albergue, de 10 livres à Pâques pour la cavalcade, de 8 florins parvorum pour les droits des moulins, rippagi, terres, prés, et enfin de 6 livres 14 sous parvorum pour les droits des fours.
La seigneurie foncière du Comte GARAGNO représente 90 parcelles de superficies très diverses. La mesure de base reste la starate, soit environ 1 600 m², avec ses sous-divisions, émines et quartiers. Au total, l’estimation approche les 14 ha ½ de terrains directement soumis à la seigneurie, ce qui en fait sans aucun doute un « grand » propriétaire à l’échelle locale, comparable aux notables du village , sans pour autant le différencier absolument d’eux sinon par la nature légale de ses possessions.
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La répartition spatiale de la seigneurie fait apparaître trois localisations principales : une au Servagn avec 10 parcelles pour 12 starate environ (près de 2 ha.) ; une à Berthemont/Cognès avec 13 parcelles et près de 19 starate (un peu plus de 3 ha mais pas d’un seul tenant évidemment) ; et surtout 26 parcelles au Conego, pour un total de 31 starate environ (près de 5 ha.), véritable « cœur » de la seigneurie.
Il s’agit de « terres », la reconnaissance ne donnant pas plus d’information sur la nature des terrains concernés, sans plus de différenciation, avec de rares précisions en ce qui concerne des champs ou des prés, auxquels s’ajoutent 2 vignes, 1 chénevière et 4 maisons comprises dans l’enceinte du village, toute Rue Inférieure (ce qui tend à imaginer une acquisition relativement récente), et 1 fenière isolée.
Cette courte analyse permet de connaître les détenteurs de ces terres, qui doivent un cens. 3 femmes détiennent une parcelle, mais nous voyons apparaître quelques personnages qui détiennent plusieurs terres : le notaire Barthélémy GAETI feu Christophe qui détient 6 parcelles, Antoine CORNIGLION feu Jacques et Guillaumes MATEO feu Jean-Antoine pour 4 parcelles chacun, Jean BELLEUDI feu Jean-Baptiste pour 3, 8 autres personnes qui détiennent chacun 2 parcelles, dont le notaire Pierre GAETI feu noble Antoine et le Révérend Dom. Guillaume MATEO feu Jean-Ludovic. Tous les autres n’en tiennent qu’une. Au hasard, nous retrouvons le même Révérend qui en reconnaît une autre pour le compte de la chapelle dédiée à Saint-Antoine érigée dans l’église paroissiale, ou le prieur de Roquebillière Dom Jean-Baptiste UBERTI.
La seigneurie GARAGNO s’avère au final économiquement peu importante mais correspond aux ressources engagées par le Comte pour son acquisition. Comparée à celle de la Commende de Gordolon, elle ne pèse au final qu’un poids fort modeste sur le village. Il n’en demeure pas moins que la tension politique et la représentation sociale qu’elle induit, elle, est considérable.
À l’issue de cette étude, nous pouvons considérer de manière plus précise ce qu’ont été les conséquences de ces inféodations. Du coup, l’attitude du souverain peut paraître à bien des égards étonnante. En mettant en vente les seigneuries des différentes communautés financièrement fragilisées, il n’hésita pas à s’aliéner une grande partie sinon la totalité des populations qui voyaient leurs Libertés ancestrales disparaître au profit de nouveaux venus, qui plus est habillés d’un titre comtal prestigieux…
Inversement, c’était pour le duc un excellent moyen à la fois de renflouer son Trésor exsangue, de s’attacher définitivement une noblesse de service qui lui devait tout et principalement la promotion de ses lignages et qui allait occuper les fonctions essentielles de la gestion d’un État moderne. Au temps de l’Absolutisme triomphant, le modèle français trouvait sa correspondance au-delà des Alpes.
Nous trouvons dans la politique de rappel fiscal et d’inféodation engagée par le souverain un moyen de faire respecter la nouvelle puissance de l’État, qui, durant tout le XVIIIe siècle, s’appesantit sur les Communautés villageoises, avec, comme point d’orgue, la grande réforme qui eut lieu ½ siècle plus tard (1775).
CONCLUSION
Pour conclure cette étude, citons encore quelques phrases de Paul CANESTRIER, qui rappelait que les rapports entre les nouveaux seigneurs et les anciens sujets pouvaient être bien souvent objets de conflits :
À Roccasparviera, le prieur-curé Jules UBERTI profita du transfert de la paroisse à Duranus, en 1700, pour refuser au seigneur MARQUESAN (de Roccasparviera et de Coaraze) les droits de préséance. Après être entré le premier dans l’église, il y recevait la présentation de l’eau bénite et de l’encens avant les autres membres de l’assistance, sur son siège dans le chœur, surélevé par rapport à l’autel. Dans l’église de Duranus, UBERTI refusa de les lui présenter, et autorisa les habitants à sortir quand ils le voulaient. Le baron tenta de préserver ses droits, mais UBERTI brisa son siège armorié durant la semaine. Comme à la veille du festin, les abbats avaient présenté au seigneur l’aubade avant de se présenter au presbytère, le curé « révolutionnaire » leur refusa le droit de danser sur la place de l’église ainsi que l’Offerta qu’ils lui prodiguaient. L’affaire fut portée devant le Sénat de Nice et la curie romaine, au profit du prêtre.
Le Comte GALLÉAN, co-seigneur d’Utelle, émit les mêmes prétentions que les MARQUESAN. Il fut débouté par l’évêque PROVANA sur demande des habitants.
À Tourrette-Levens, le comte CHABAUD qui avait fait fouetter jusqu’au sang un enfant sorti avant lui de l’église fut abattu à l’ombre de l’olivier du Brandi…
Les droits féodaux acquis dès le milieu du XVIIe siècle par certaines familles, qui avaient parfois fait l’objet de reventes, devenant même parfois objets de spéculations, prenaient fin avec l’arrivée des armées Révolutionnaires françaises. Le plus souvent, les feudataires avaient émigré, et, comme tels, leurs avoirs avaient été vendus comme Biens Nationaux.
En cette fin du XVIIe siècle, et durant plusieurs décennies, une certaine élite sociale et économique a tenté de prendre en main la destinée des villages du Haut Pays. Seule différence avec les autres régions concernées par ces mêmes actes de soumission , la grande propriété foncière qui ici n’existe pas ou de manière tellement périphérique dans les villages du Haut Pays qu’il paraît improbable qu’elle ait été le principal élément attractif. Ici, c’est plutôt le prestige de la position sociale qui est recherché…
Les seigneurs eux-mêmes connurent des fortunes variées. Certains prolongèrent leur service auprès de l’État sarde, étant parfois promis à de brillantes carrières. Ce fut le cas des GUBERNATIS. D’autres, comme les RAYNARD de Belvédère, firent des choix plus prosaïques. Ainsi, François RAYNARDI, après avoir lutté dans les armées sardes contre l’invasion française, fut adjudant-général et aide de camp du général MOREAU en 1799, avant de devenir baron d’Empire en 1810 et de terminer sa carrière militaire, toujours au service de la France, comme adjudant-commandant. Son fils Félix-Gaspard Dominique RAYNARDI, né le 15 avril 1790, demandait sa naturalisation au roi de France qui la lui accordait le 14 août 1816. Capitaine au 6e régiment d’infanterie de ligne, il reçut la Légion d’Honneur.
Quant à leurs biens, les titres féodaux étant tombés en déshérence, leurs terres furent acquises et intégrèrent les patrimoines familiaux. Ce fut le cas pour tous les domaines fonciers des seigneuries en Vésubie.
In Patrimoine du Haut Pays n° 11, pp. 118-140
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