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Présence millénaire de l'élevage dans le Haut Pays Niçois

Présence millénaire de l’élevage dans le Haut Pays Niçois
GILI Éric

Professeur d’Histoire Géographie au Collège de la Vésubie
Chandolent@gmail.com

Parmi les principales activités agricoles qui ont animé la montagne de l’ancien Comté de Nice durant les siècles passés, l’élevage a profondément marqué à la fois l’espace et la société. Cet espace contraint a été progressivement aménagé à force de concessions partagées, établies selon les époques sous la contrainte ou dans une certaine concorde. Ces territoires subissent de nos jours de nouvelles contraintes et conflits d’usages dus à leur abandon partiel et à une profonde recomposition de leur exploitation. Les mises en perspectives historiques et structurelles de ces problématiques peuvent permettre de mieux comprendre les défis qui touchent ces territoires et plus particulièrement ceux qui regardent l’activité agricole des montagnes méridionales, au travers de l’exemple de l’élevage. 

Plusieurs millénaires de présence
Les premières traces de cette activité remontent sans doute aux gravures présentes dans la vallée des Merveilles, entre Roya et Vésubie. Leur réalisation s’échelonne sur les deux millénaires avant notre ère . Les différentes interprétations confirment la présence d’une société d’éleveurs qui fréquente les vallées suspendues de la haute montagne pour y faire paître leurs troupeaux. 
Dans la même tranche chronologique, les datations palynologiques  des hautes vallées entre Vésubie et Tinée montrent la disparition relativement rapide du couvert forestier. Plusieurs causes peuvent être imputées à cette évolution du paysage, parmi lesquelles la mise en place d’un système de pâturages trouve sa place. L’anthropisation croissante des vallées adjacentes aux premiers siècles de notre ère, avérée par l’accentuation des taxons polliniques, soutient la théorie d’un développement important de cette activité. Elle induit également l’accentuation des tensions avec le monde voisin et souvent concurrent des agriculteurs. 
Pour la première fois, au XIe s., la présence d’importants troupeaux est non seulement avérée mais nous entrevoyons, pour la première fois, un mode de fonctionnement de seigneurial. Les familles féodales du Haut Pays (les Rostaing…) mais aussi l’évêque et sans doute quelques ordres monastiques (les Bénédictins de Saint-Dalmas du Plan – Valdeblore – et plus tard les Hospitaliers installés à Roquebillière) . Les troupeaux cherchent à bénéficier de pâturages attractifs qui paraissent encore peu utilisés, même si la présence et la composition des cheptels locaux nous échappent totalement. 
Durant deux siècles, la concurrence se développe. Les seigneurs sont aux prises avec les communautés d’habitants formés en associations jurées (les Universitas) mais également avec le comte de Provence qui a pris pied définitivement dans les vallées . En quelques décennies, lors du changement de dynastie entre Barcelonais et Angevins, celui-ci se (ré)approprie les « anciennes terres du Fisc ». Elles lui sont définitivement reconnues par les communautés villageoises lors de la grande enquête que Charles 1er fait réaliser en 1252. De manière générale, il en partage l’usage avec ces mêmes Universitas villageoises et parfois avec les seigneuries territoriales locales, telle celle de la Madone de Fenestres. 
Les deux derniers siècles du Moyen Age sont marqués par le retrait progressif des seigneuries laïques au profit des communautés villageoises et par la diminution sensible de celles de l’Église au profit d’une appropriation régulière de la part des propriétaires libres comme des Communes. 

L’organisation communale face aux pressions extérieures
Ce sont désormais ces communautés qui gèrent l’accès aux pâturages, en générant des statuti campestri dont de nombreux chapitres sont dédiés à l’organisation des Alpes (des pâturages). Ces actes législatifs établissent tout d’abord une différenciation selon la nature des average, selon leur origine ensuite, en privilégiant les troupeaux locaux.
Si les textes du XIe s. évoquent la présence de troupeaux de chevaux, il s’agit désormais de bien séparer les ovins des autres espèces. Comptabilisés en trentains, ils doivent une taxe supplémentaire quand ils proviennent de l’extérieur des villages dont dépendent les pâturages qu’ils utilisent. Les vallées de la montagne niçoise se différencient fortement par leurs modes de gestion. Roya et haute Tinée accueillent de vastes troupeaux de plusieurs dizaines de milliers de têtes aux origines parfois lointaines  alors que les pâturages de la Vésubie, morphologiquement plus restreints, ne leur laissent que peu de place. La réservation des herbages pour les troupeaux locaux nécessite une gestion serrée afin d’éviter le surpâturage préjudiciable à la conservation de la ressource. Si une évolution différenciée se réalise selon les lieux, l’époque Moderne tend à voir une privatisation progressive de la part des élites locales  et une spécialisation accélérée des espaces et de la gestion des troupeaux ovins. Objets de spéculations, ce sont souvent des troupeaux modestes, de quelques dizaines de têtes, que la notabilité villageoise engraisse en profitant pour son compte des terres communales qu’ils contribuent à gérer. Ce sont les mêmes familles qui détiennent et se partagent régulièrement les adjudications annuelles des pâturages loués par les Communautés villageoises. La vente de la laine (un important réseau de moulins à foulon – les paraire ou paratore – s’égraine le long des vallées alors que les métiers à tisser sont généralisés dans les villages) et celle de la viande leur apporte des revenus substantiels grâce aux réseaux d’échanges tissés le long des chemins et organisés par les marchés locaux (les foires). 
Il en va différemment des troupeaux caprins et bovins, dont la production est tournée vers la satisfaction des besoins locaux grâce au lait et à ses produits dérivés. Les premiers sont les animaux familiers par excellence. Le « lait du pauvre » en quelque sorte, puisque posséder une chèvre est quasi-universel. Une organisation communautaire y est d’ailleurs dédiée, celle de la cabraïro ou casolano, littéralement la « chèvrerie » ou la « chèvre de la maison ». Un agent communal, le chevrier, est chargé de leur pâturage quotidien, à proximité du village, passant le matin pour les mener à l’herbe, et les ramenant le soir. 
Les bovins, et tout particulièrement les vaches bénéficient, par contre, d’un statut particulier dans toutes les vallées, et principalement en Vésubie. Omniprésentes, elles relèvent de la propriété privée et de ce que nous pourrions appeler avec quelque anachronisme la « classe moyenne paysanne ». Une, deux, parfois trois… et jusqu’à huit vaches pour les plus riches des familles utilisent également le mode communautaire de gestion. Les vaches sont réunies en début de saison en un vaste troupeau collectif pour être menées aux alpages sous la direction d’un fruitier et d’un maître vacher communal. Elles demeurent en altitude jusqu’à la saint Michel, fin septembre, ou plus tard si la saison et les herbages le permettent. Leur retour est précédé du discapanaggio, du retrait des fromages par les propriétaires selon un prorata estimatif de la production de lait du cheptel familial. Beurre et brousse (auxquels se rajoutent le bruss au temps de conservation bien plus long) complètent la production fromagère. Mais seule cette dernière est objet d’exportation, déjà avérée au XVIIIe s. 

Un territoire organisé par l’activité pastorale
L’élevage est une pratique qui modèle et organise le territoire. Faisant suite à son appropriation par les communautés villageoises, les bandites (pâturages loués) sont délimitées avec autant de précision qu’il est possible, par confrontation contradictoire entre les représentants des villages voisins. Régulièrement renouvelés, ces actes contractuels forment une source essentielle pour la connaissance du territoire et pour son organisation. 
Pour y accéder, aussi bien dans le cadre de la grande transhumance que de celui des simples remues locales, des draï ont été aménagées. Ces chemins bornés rendus obligatoires sont le lieu du prélèvement des taxes touchants les troupeaux. Ils sont enserrés entre deux murets, bondes ou rangées de pierres parfois levées destinés à protéger les champs et prés adjacents de la divagation des animaux. Les troupeaux circulent journellement parfois sur quelques dizaines de kilomètres. Des espaces de stabulations sont établis le long des étapes, d’autres destinés à assurer la dépaissance des animaux. La location des troupeaux pour la stabulation nocturne est pratique courante. Elle assure une partie de l’engraissement de la terre concernée, sans pourtant être d’un apport déterminant. Ces structures irriguent les espaces d’altitude qu’ils mettent en relation avec le cœur des territoires agricoles villageois. Une fois sur site, les éleveurs utilisent des structures bâties, parfois sommaires, progressivement érigées par les exploitants essentiellement « publics » que sont les communes. Si les bâtiments au sens actuel du terme apparaissent tardivement, généralement à la fin du XIXe s., il existe depuis plusieurs siècles des enclos de pierres sèches appelés jas ou vastiere . Ils parsèment les différentes unités pastorales. Leur datation peut être très ancienne, certaines sont déjà exploitées sous l’Antiquité, d’autres remontent à l’époque médiévale (vallon des Millefonts, commune de Valdeblore) , alors que certaines de ces constructions sont encore élevées en cette fin du XIXe s. (commune de Saint-Martin-Vésubie). Elles impliquent de diviser les troupeaux communaux en unités plus petites pour gérer la traite et permettre un meilleur usage des pâturages associés. Destinées tant aux ovins qu’aux bovins, elles marquent les étapes de la montée en alpage entre juin et août en permettant des stabulations contrôlées sur chaque pâturage fréquenté selon la maturité de l’herbe. Restent les fruitières et différentes « caves » destinées à la réalisation du fromage et des produits dérivés. Il s’agit de petites structures le plus souvent couvertes contrairement aux vastiere, soit en lauses soit en bardeaux de mélèzes comme le rappellent les multiples travaux de restaurations dont font mention les registres municipaux. Le lait collecté chaque jour y est transformé, puis les tommes mises à mûrir. Leur confection nécessite de grandes quantités de sel, utilisé également pour leur conservation, que les valets des maîtres fruitiers transportent régulièrement depuis les villages jusqu’aux alpages. L’entretien des animaux en nécessite également. La production est à la fois destinée à la consommation locale et à l’exportation, déjà avérée au XVIIIe s., avant que ne soient tentées des expériences de valorisation inédites, telles la tentative de réaliser un « Gruyère » qui aurait permis de multiplier par trois le prix de vente… abandonné à Saint-Martin, réalisé à Isola (Chastillon). 
Cette courte analyse diachronique met en évidence un monde de l’élevage en mouvement, capable d’adaptations et d’innovations. Le XXe s. la confronta pourtant à une situation inédite. 

Déclin et repositionnement de l’élevage 
Jamais comme à la fin du XIXe s. la population du Haut Pays ne fut aussi importante, jamais ses besoins économiques ne l’ont également été, même si les nettes améliorations de la productivité et surtout l’introduction de nouvelles cultures comme la pomme de terre et le maïs ont pu permettre de profonds changements dans les comportements alimentaires. L’élevage a du relever les mêmes défis de productivité et faire face à une importante diversification culturale. Il semble possible d’établir une relation entre une spécialisation plus poussée de l’élevage bovin et l’équilibre difficilement maintenu avec celui des ovins transhumants. L’élevage des vaches laitières renforce encore de son importance. L’amélioration des races, promue à la fin du XIXe s., donne la prééminence aux races importées, Tarentaises, Tarines, Montbéliarde. Elles sont pourtant encore en concurrence avec des races locales que la Statistique agricole de 1929 met en évidence. Ainsi, en Vésubie, il existe une « rouge tachetée s’apparentant à la race du Val d’Aoste, désignée Marquéta… de petit format », ou encore une sous race « brun de Beuil… petite, fine et de bonne aptitude laitière » . Elles conservent une place importante dans les cheptels des petits propriétaires. Le pas de la productivité n’est pourtant pas encore franchit. 
Numériquement, les troupeaux transhumant l’hiver s’élevaient encore, en 1875, à environ 40 000 têtes d’ovins et 14 000 caprins. En 1929 , ils ne sont plus qu’environ 11 000 ovins et 2 000 caprins. L’été, la pression se fait plus forte. Ils s’élèvent à plus de 70 000 têtes d’ovins en dénombrant également ceux de la grande transhumance. 
La première rupture sérieuse est celle de l’entre-deux-guerres. La population stagne avant d’entamer une sensible décroissance historique. Durant cette période, l’élevage bovin, dont la part laitière représente les ¾ des effectifs (1929), fonctionne toujours de manière traditionnelle en s’appuyant sur les structures héritées. Les années 1919-1939 sont celles de la création d’un important réseau de coopératives laitières (il en existe déjà 5 en 1929 selon l’Enquête agricole ) s’appuyant sur une collecte journalière depuis Nice où fonctionne une Laiterie centrale, 1933. L’exploitation de la ressource laitière avait déjà donné lieu à des tentatives de valorisations locales, comme celle du Lait Stella, pasteurisé à Saint-Martin . Mais la chute drastique des effectifs de l’élevage et en particulier de celui des bovins laitiers en ralentie le développement. Après le deuxième conflit mondial, il décline irrémédiablement jusqu’aux années 1980 qui voient disparaître l’essentiel de ces structures. 
Dans un même temps, l’élevage des veaux et bœufs à viande est en baisse constante (leur nombre à chuté de 45 % entre 1892 et 1929), comme celui des bœufs de trait (une chute de 70 % des effectifs).
Ces profondes transformations qui font progressivement disparaître la vache du paysage de la montagne maritime et voient se raréfier la brebis se traduisent par une réduction de l’espace consacré à l’élevage, par la perte d’une sociabilité héritée et par une baisse importante des ressources économiques. 
Une dernière conséquence est celle de la disparition progressive des prés de fauche d’altitude (« le menu foin très riche et échauffant ») qui servaient à conserver les animaux dans l’étable durant tout l’hiver. Les espaces ainsi abandonnés se referment progressivement et connaissent une colonisation rapide de ces zones par le reboisement sauvage.
Les troupeaux d’ovins sont toujours composés de races locales, minoritairement croisées avec les mérinos et les piémontaises (de Langhe et de Fabrosa), conservant leur adaptabilité aux pâturages maigres grâce à leur rusticité. Ils ne bénéficient pas directement du fort développement du marché de la viande, et perdent de leur intérêt sur celui de la production lainière, rapidement remplacée par les nouveaux produits du textile.

Le Livre blanc des Alpes du Sud publié en 1973 sous la haute autorité de M. le Préfet de Région Jean Laporte dresse le constat final. La déprise rurale s’y confirme avec une nouvelle acuité dans les Alpes méditerranéennes. Il y souligne également une nette progression de la recherche de la productivité que l’on cherche alors à obtenir par l’accroissement du nombre de têtes, « soulevant de difficiles problèmes de capitalisation et surtout de gardiennage ». L’argumentaire en faveur de ce développement rappelle déjà l’utilité de ces grands troupeaux pour l’entretien des espaces naturels : « pour les stations de ski, pour la lutte contre l’embroussaillement rendant propice la propagation des incendies », alors même que se mettent en place de nombreux projets autour de « l’or blanc » (la toute récente station d’Isola 2000, ou celle, avortée, du vallon de Mollières…). Mais il ne tient que peu compte de la dégradation mécanique des terrains et des voies d’accès. Reportés aux cartes que le Livre présente, seules la Haute Tinée (Saint-Dalmas le Selvage 2 600 têtes, Saint-Étienne de Tinée 2 800 unités), et dans une moindre mesure la Haute Roya possèdent encore des effectifs de brebis importants. Les autres communes n’en rassemblent, au mieux, que quelques centaines. 
Les effectifs des bovins sont également en net déclin. Ils sont éparpillés dans de très nombreuses exploitations, regroupant rarement plus d’une centaine de têtes par commune (Roquebillière, Belvédère, Lantosque, Sospel, Tende). La Vésubie et le massif de l’Authion  sont figure d’exception dans le marasme ambiant. Ces exploitations maintiennent difficilement leur rentabilité grâce à une élévation compensatoire de leur productivité et à une meilleure commercialisation des produits fromagers.
Le début des années 1980 voyant la fermeture progressive des coopératives laitières faisant suite à celle du centre de collecte de Nice annonce une lente et inéluctable transformation de l’élevage bovin dans les montagnes des Alpes maritimes. 

Conclusion
La situation actuelle de l’élevage de montagne dans l’espace anciennement occupé et humanisé des Alpes méridionales est le résultat des profondes mutations que cette activité a connu dans le dernier demi-siècle. Cet héritage met en évidence les disjonctions récurrentes qui existent entre la pratique et le milieu socio-politique depuis la dernière guerre. Il n’est pourtant pas vainc de rappeler que l’occupation millénaire de la montagne maritime par l’activité pastorale, aujourd’hui bien affaiblie, y a laissé d’importantes traces. Mieux encore, elle y a consacré l’espace, mémoriel et fantasmé que nous connaissons, modelé progressivement par les siècles d’utilisation des troupeaux. Associée à la disparition généralisée de la petite exploitation agricole familiale dans l’ensemble des vallées, l’amenuisement de la pression pastorale s’est traduit par une transformation profonde des modes d’exploitation de la montagne. La présence réduite et éparse des troupeaux, à la fois en alpage durant la période estivale et dans les vallées pendant l’hiver, a laissé à l’abandon des pans entiers de l’espace montagnard. La disparition de l’élevage familial assurant une présence quotidienne des troupeaux n’a fait qu’accentuer cet aspect de la déprise agricole et des modes de gestion des troupeaux. Aussi, doit-on voir aujourd’hui l’espace montagnard selon les véritables risques qu’il encoure. Ils sont consécutifs à la perte de cette activité essentielle qui assurait une certaine harmonie dans son développement. Enfin, être attentif, sinon à trouver des solutions à la relance et à l’adaptation de l’activité pastorale, du moins à maintenir l’espace anthropisé. À défaut, le mouvement amorcé de dégradations continuera à entraîner la rapide disparition des éco-socio-systèmes de la montagne méditerranéenne. 

 

in 

GILI Eric « Présence millénaire de l’élevage dans le Haut Pays Niçois », in Vivre avec le loup ? Trois mille ans de conflit, Actes du Symposium de Saint-Martin-Vésubie, 9-12 octobre 2013, Tallandier, mai 2014, pp. 171-182 

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