Histoire des Douaniers dans le Haut Pays Niçois

Histoire des Douaniers dans le Haut Pays Niçois

Histoire des Douaniers dans le Haut Pays Niçois

GILI Eric
Professeur d’Histoire Géographie au Collège de la Vésubie
Chandolent@gmail.com

Une nouvelle frontière comme fait géopolitique intéressant les Alpes-Maritimes (1860-1939)
La création de notre département, en 1860, s’accompagne de la mise en place d’une nouvelle frontière, non plus tournée vers la France comme elle l’était depuis près d’un demi millénaire, mais vers l’Italie naissante. Au lendemain du traité de Paris de juin 1860, l’Administration des Douanes, qui surveillait jusqu’alors les rives du fleuve Var, reçoit l’ordre de se porter immédiatement le long du nouveau tracé, depuis Saint-Etienne de Tinée jusqu’à Menton. Sept communes du Haut Pays devenaient frontalières et se voyaient amputées d’une partie de leur territoire : Belvédère, Saint-Martin-Vésubie, Valdeblore (y compris le manse ou hameau de Mollières), Rimplas, Saint-Sauveur et Isola. Au total, plusieurs milliers d'ha. qui étaient désormais considérés comme à l'étranger, et dépendant fiscalement de la Province de Cunéo. C’est effectivement le cas pour Mollières, dont le service des Postes dépendait théoriquement de Valdieri, où était payé l’impôt, mais dont le débouché naturel restait la Tinée, au village de Saint-Sauveur, qui se trouvait à 3 h de mulet, alors que la première agglomération italienne se situait à une bonne journée de marche, nécessitant de traverser les cols. Tende et La Brigue devenaient en totalité italiennes lors de la formation de ce nouvel état.
La création de la frontière s’accompagna de l’installation des douaniers sur le territoire alpin de notre département. Leur présence permettait de matérialiser la ligne de séparation entre les deux pays et rendait plus difficiles les relations naturelles que les populations des deux versants entretenaient depuis plusieurs siècles. Cette présence au quotidien eu également pour effet d’habituer rapidement les habitants du Haut Pays, devenus français récemment, à leur nouvelle nation.

De nombreuses implantations de bâtiments, formant un véritable maillage du territoire, se mit rapidement en place, répondant aux différents besoins de la surveillance de la frontière. Les bureaux sont le cœur névralgique du système. Ils représentent de véritables centres administratifs, où sont établis les documents nécessaires aux douanes (passavants, franchises, billets de circulation, formalités diverses…). Ils sont généralement couplés au poste du Receveur, qui y tient sa résidence et qui enregistre les transactions financières. Les brigades, dirigées par des officiers, capitaines et lieutenants, avec leurs brigadiers, rassemblent le personnel en uniforme, d'où partent les ordres concernant les tournées de surveillance de la frontière. Elles régissent un véritable réseau de points d'appuis, de postes avancés sur le terrain, comme les cabanes-abris où s'installent les douaniers pour quelques heures ou quelques jours. En Vésubie, par exemple, le poste des Douanes est installé à Saint-Martin. Une brigade y est présente, dirigée un temps par un capitaine, puis elle fut placée sous l’autorité de la capitainerie de Saint-Sauveur. Roquebillière possède également sa brigade, soumise à de nombreuses vicissitudes (cf. ci après), dirigée par un lieutenant « indépendant ».
Sur la seule commune de Saint-Martin-Vésubie, il existait 9 bâtiments dépendant directement de l’activité des Douanes (bureau, caserne, cabanes-abris, postes) auxquels il faut rajouter les deux casernes des Carabiniers, l’une sur le pont de Salèses (vallon du Boréon) et l’autre sur le site du sanctuaire de la Madone de Fenestres. Les casernes des Alpini et Bersaglieri se situaient sur les cols de Cerise et de Fenestres, sur le versant italien, à quelques mètres seulement de la ligne frontière actuelle. La rectification frontalière de 1947 provoqua un nouveau déplacement des postes de Douane, qui se portèrent alors au Boréon et au sanctuaire de Fenestres.
Ces lieux sont répertoriés sur un document cartographique « secret », conservé dans le bureau de la Brigade, les Penthières, qui correspondent au territoire attribué à un officier. On y trouve, par exemples, les lieux d'implantation des embuscades, qui portent généralement un surnom pour ne pas en dévoiler l'emplacement exact.

Seuls quelques dizaines de personnels sont affectées à ce vaste territoire. À la veille de la dernière guerre, ils ne sont que 25 agents pour la Tinée (9 à Saint-Etienne, 4 à Isola, 9 à Saint-Sauveur et 3 à Valdeblore), 12 en Vésubie (dont 8 à Saint-Martin et 4 à Roquebillière), mais 71 entre Roya et Bévéra (24 à Fontan, 35 à Breil y compris la toute récente gare, 12 à Sospel en comprenant le col de Brouis). Leur poids démographique s’élève, familles comprises, à près de 350 personnes, ce qui en fait un élément non négligeable de la population du Haut Pays, réparti dans seulement 9 communes. Avec les instituteurs, les gendarmes, les militaires en garnison... l’Etat assure une présence permanente et bien visible, qui contribue à habituer le montagnard de l'ancien Comté de Nice à sa nouvelle Nation.
Les nouveaux venus sont souvent des hommes jeunes et célibataires, qui convolent parfois en mariage avec les filles du pays. C’est le cas à Saint-Martin-Vésubie, où, le 26 juillet 1867, a lieu un mariage prestigieux, au fort caractère homogamique, entre le capitaine des Douanes Alexandre ANNOI et Marie Félicité, fille du Major en retraite et maire du village, Hilarion CAGNOLI. À Roquebillière, les cas sont plus nombreux. Au total, 11 douaniers se marient à Roquebillière entre 1861 et 1884, ce qui en fait un véritable phénomène démographique. Parmi ceux-ci, trois seulement sont nés dans des villages de l’ancien Comté de Nice, deux à Isola et un seul à Roquebillière, Joseph MAINO, de Joseph Ludovic, tailleur de son état. Tous les autres sont originaires des départements français, généralement voisins des Hautes-Alpes, du Var ou même, et déjà, de Corse.

Au quotidien, le douanier suit les ordres de son officier, qui organise les patrouilles, met en place les postes de garde, s’assure que la discipline et la tenue soient irréprochables. C’est également à lui que revient l’organisation des patrouilles et la vérification du temps de repos de ses agents. Il peut, quand cela est nécessaire, rappeler à l’ordre ses subordonnés, et principalement le brigadier qui encadre les préposés. Les raisons sont multiples, comme à Isola, où une simple affaire de parapluie que le douanier souhaitait pouvoir emporter avec lui cause une grave tension avec sa hiérarchie. Après bien des atermoiements, et constatant le vide réglementaire que le sujet dévoile, c’est le Directeur lui-même qui intervient pour accepter l’objet qui semblait si inopportun au capitaine qu’il en avait référé en l’interdisant de manière conservatoire. Un autre exemple que celui de Roquebillière où le lieutenant s’inquiète du temps de service trop restreint de ses subordonnés sous les ordres du brigadier FERRIER mis en cause pour sa « mauvaise gestion du personnel ». L’officier suggère que soient organisés des services de moins de 24 h, contrairement à ce qui est effectivement réalisé, et qui impose des repos prolongés de plus de 48 h. Cette tension tourne au quasi-harcèlement, si l’on se réfère aux remarques de plus en plus désobligeantes faites au brigadier dans les mois suivants : renouvellement des services de plus de 24 h, défaut d’instructions au tir, défaut de vérification du registre des passavants, absence « non justifiée » de l’un de ses subordonnés (pour être allé chercher des médicaments…) en le couvrant de son autorité, ou encore pour conférence mensuelle non réglementaire, le tout en moins de 5 mois, de décembre 1902 à avril 1903. Les affaires prennent fin par une prise importante de bétail non-déclaré, en juillet, qui permet au brigadier FERRIER de se voir retiré le numéro d’annotation (la punition) qui avait été prononcé contre lui.

Ces tensions internes disparaissent après la Grande Guerre. Elles semblent avoir été causées par une incompréhension réciproque. Celle des officiers confrontés aux premiers sous-officiers originaires des montagnes niçoises, qui cherchent à faire prévaloir le règlement alors que la connaissance intime du milieu par leurs subordonnés leur permet une certaine adaptation des pratiques. Le sérieux et les bons résultats enregistrés par les personnels issus des montagnes niçoises confortent finalement les autorités dans leur choix d’incorporer régulièrement de jeunes gens locaux. Comme le furent les nombreuses administrations, les Douanes représentèrent, dans le demi-siècle qui suivit l’Annexion de 1860, une opportunité certaine d’ascension sociale pour de nombreuses familles autant qu’un puissant moyen d’intégration à la France.

Rivalités entre communes : Roquebillière et Lantosque
Installer un bureau des douanes relève normalement d’une simple décision administrative. Pourtant, cette décision peut susciter une vive émotion dans les populations des villages concernées. C’est le cas à Roquebillière quand est évoquée la possibilité de transférer la résidence du Lieutenant à Lantosque. La simple évocation de cette potentialité provoque un émoi certain qui tourne à l’affrontement entre les communautés quand l’Administration semble douter de la décision à prendre.
Les élus de Roquebillière sont prompts à réagir dès que se connaît l’information. Ils n’hésitent pas à écrire directement au Directeur Général, à Paris, le 18 juin 1861, en argumentant pour conserver la brigade dans leur village. Tout d’abord, Roquebillière est une communauté plus importante que Lantosque, avec ses 1 800 habitants ; sa position « centrale » aurait dû lui donner le titre de chef-lieu de canton et que, « n’ayant plus aucun employé, resterait privé de tout avantage social et matériel qu’on pouvait espérer de l’Annexion ». Autant dire toute déception, sinon la rancœur accumulée dans la formule. D’autant plus que les autres villages tels que Saint-Martin et Lantosque possèdent déjà une dotation administrative importante, cette dernière accueillant le Receveur du Droit et la Gendarmerie ;
Les « notables de Roquebillière », comme le sont appelés les pétitionnaires par le Juge de Paix - lui aussi installé à Lantosque - qui transmet leur demande au Préfet afin qu’elle suive la voie hiérarchique, espèrent conserver « quelques personnes qui, par l’influence de leur emploi, leur caractère obligeant et leur bonne éducation [afin qu’elles] s’unissent aux personnes distinguées de la localité pour en civiliser les habitants et y maintenir le bon ordre »… Autant dire que le portrait des habitants de Roquebillière est peu flatteur. C’est le rôle qui est reconnu au premier lieutenant en poste, M. BOYER DE CHOISY.
L’affaire se conclue le mois suivant. C’est le Directeur lui-même qui confirme l’importance que peut avoir le maintien des officiers dans une localité, quand il précise que son subordonné « officier intelligent, qui possède à un haut degré l’initiative et la fermeté nécessaire pour maintenir, en l’absence de Gendarmerie, le bon ordre qui est souvent troublé dans cette localité, par une population assez turbulente ».
Et si Roquebillière finit par conserver son poste de Douane, les tensions ne cessent pas… C’est au tour de Belvédère, en mai 1905, de demander le transfert du poste dans sa localité, arguant de la proximité d’avec la frontière, de la fatigue réduite des personnels qui y serait en poste pour l’atteindre, de l’importance des troupeaux locaux… arguments tous rejetés par l’Administration qui confirme le choix de 1860.
Ces affrontements incessants, qui ne sont pas propres à la Douane, démontrent toute l'importance que les villages apportaient à l'installation d'un service public, à la présence de fonctionnaires sur son territoire. Cette question allait bien au-delà du prestige de posséder la brigade des Douanes. Il s'agissait d'un élément ajoutant une véritable richesse à la vie économique locale, introduisant de l'argent frais que l'Etat instillait dans l'économie des villages.

Fonctions des douanes et spécificité en haut Pays et Roya
Les douaniers sont des agents de terrain, qui doivent surveiller et contrôler les passages. Avec un seul accès routier par Fontan, les montagnes ne sont pas des lieux de passage de grande influence. Pourtant, le déficit chronique en denrées alimentaires des communes de l’ancien Comté de Nice, terres pauvres, nécessitait depuis bien longtemps des importations provenant du Piémont. La nouvelle frontière obligeait à l’établissement de nouvelles procédures, mais l’Administration, consciente des changements qu’elle introduisait, accepta de se montrer un temps indulgente pour des importations au caractère vivrier avéré. Comme Mollières, Tende ou La Brigue pouvaient se retrouver coupées de leur nouveau territoire national durant l’hiver, un système de franchises douanières fut mis en place pour permettre aux habitants d’importer des produits de première nécessité : bois, lait, beurre, fromage, laine, engrais… et inversement, elles pouvaient exporter les produits issus de leur terroir, après en avoir préalablement déclaré la nature, le volume et la valeur au bureau des Douanes.
Or, à partir des années 1920, profitant de la manne financière que représentait l’acquisition de produits à moindre coût, un important trafic de denrées alimentaires notamment, se développa. Les habitants de la haute Roya ou des intermédiaires revendaient frauduleusement, au prix du marché, des marchandises acquises à bas prix ou issues du Piémont. Ainsi, La Brigue vendait-elle plusieurs dizaines de tonnes de pommes, ce qui ne cessait de surprendre quand on connaît l’importance des vergers de cette commune... L’affaire avait attiré l’attention à cause de la répétition des importations d’un même producteur, père et beau-fils, et de morceaux d’étiquettes mal retirées des caisses contenant les pommes, où était inscrite la provenance « Cuneo ». Ces abus conduisirent à des tensions avec les autorités italiennes qui menacèrent à plusieurs reprises de mettre fin à ces privilèges avant qu’ils ne soient définitivement supprimés avec la deuxième guerre mondiale.
Les taxes furent progressivement introduites. Sous leur effet combiné avec de celui résultant de sensibles améliorations des voies de circulations (l’ouverture des routes désenclavant les vallées), la population se tourna plus résolument encore vers la France d’où elle pouvait tirer l’essentiel de sa subsistance à moindre coût.
L’activité des douaniers concerne de fait les populations locales, qui ont vu leur terroir séparé par une frontière. Nombreux étaient ceux qui devaient s’introduire en territoire italien pour exploiter leurs champs, couper leurs prés, faire paître leurs animaux, extraire du bois, ou simplement pour pécher. Ces activités impliquent de nombreux transits. La Douane, procédant avec prudence, du habituer les habitants à remplir les procédures des billets de circulation (ou passavants) nécessaires au transit des animaux dans cette zone.
Le comptage des troupeaux fait partie des activités des douaniers dès l’Annexion. Les réfractaires s’exposaient à payer l’amende. La population s’y plie assez rapidement et de bonne grâce, les sanctions relevées dans les registres des brigades démontrent que le phénomène est relativement rare. Elles reflètent, en général une attitude de rejet des tracasseries administratives nouvelles, bien plus qu’une réelle volonté de frauder. Et quand cette pratique est avérée, il s’agit de fraude à très petite échelle, portant sur quelques moutons qu’on tente de passer. Elle traduit bien le niveau de l’économie locale, encore majoritairement autosuffisante. Ces actes relèvent plus d’une tentative d’augmenter sensiblement des revenus jusqu’alors bien faibles, voir inexistants, une opportunité produite par la présence de la frontière. L’amateurisme parfois risible des acteurs en renforce l’idée.

La contrebande, une affaire locale
Comment parler du douanier sans évoquer le contrebandier. Cette activité revêt deux formes bien différentes suivant qu’il s’agissent de fraudeurs occasionnels ou de véritables « professionnels ». Elle concerne avant tout les troupeaux, et représente 64 % des actions recensées. Vient ensuite, mais très loin derrière, la fraude du tabac, pour 11 %. Il s’agit en fait de très petites quantités mais qui sont régulièrement introduites : 1 500 carnets de feuilles de cigarettes, 3 paquets de tabac, 2 kg de feuilles de tabac… Ce sont de « petits » contrebandiers, connus des services, cherchant à améliorer leur quotidien lors de transits réguliers ayant d’autres finalités. Puis celle portant sur le vin, pour 9 %. Il s’agit là de vérifications à la circulation, qui, inversement, concerne de grandes quantités sur quelques opérations seulement. Elles semblent être le fait de réseaux parallèles d’approvisionnement, qui, devant les « pertes » infligées par les douaniers, abandonnent leurs tentatives assez rapidement. Enfin, les arrestations d’individus recherchés ou en fuite (9 %). Des déserteurs de bataillons disciplinaires, des prisonniers de guerres allemands cherchant à regagner leur pays en passant par l’Italie sont arrêtés… On fraude aussi des tissus, des vêtements, du savon, des fruits et légumes… Le passage frauduleux à l’aide de chiens porteurs est avéré. Une dernière particularité apparaît à partir des années 1920, qui oblige les douaniers à s’adapter : la contrebande à l’aide de voitures. À la fin de la deuxième Guerre mondiale de nouveaux produits fraudés apparaissent tels que le sel et le riz, en grandes quantités, restrictions alimentaires obligent. C’est également à la fin de cette période qu’apparaît le trafic de devises, par l’importation de monnaie française…
La confrontation avec les contrebandiers est rarement violente. Malgré les embuscades, les arrestations sont peu nombreuses. La surprise n’est pas toujours gage de réussite, tant les fraudeurs sont sur leurs gardes. Bien souvent, les rencontres se limitent à quelques poursuites, généralement infructueuses. Quand cela est possible, les contrevenants préfèrent la fuite, n’hésitant pas à apostropher les fonctionnaires qui les reconnaissent. Leur propre connaissance du terrain leur permet d’échapper aux douaniers, la nature du terrain, la proximité de la frontière et le plus souvent l’activité nocturne qu’ils pratiquent, sont leurs meilleurs alliés. Elle leur permet de se fondre dans les bois environnant, se cacher derrière les rochers... Les produits qu’ils tentent de passer en fraude ne nécessitent pas l’emploi de la force pour en préserver le gain… Repérés, ils préfèrent les abandonner.
Il arrive régulièrement que les douaniers et les contrevenants se connaissent. Des relations complexes sont entretenues avec la population locale, un jeu d’indications où la psychologie et le flair ne sont pas absents. La bonne intégration des fonctionnaires dans le milieu local leur permet souvent de déjouer les tentatives de fraude.
La fraude n’est en fait bien souvent que la traduction visible des relations transfrontalières préexistantes, faites des nécessités de la survie, des rapports familiaux et de la pratique séculaire de la montagne.


In Lou Sourgentin n° 180, pp. 18-21

 

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