Petite histoire de l'élevage dans le Hau Pays Niçois : essai de synthèse (II)
Petite histoire de l'élevage dans le Hau Pays Niçois : essai de synthèse (II)
Petite histoire de l’élevage dans le Haut Pays Niçois :
essai de synthèse (II)
GILI Eric
Professeur d’Histoire Géographie au Collège de la Vésubie
Chandolent@gmail.com
Il y a quelques années, je vous avais présenté une première approche de l’élevage dans le Haut Pays Niçois, en m’appuyant tout particulièrement sur l’exemple de la Vésubie . Depuis, de nombreux articles, de valeurs inégales, ont été réalisés autour du thème. La présente communication cherche à proposer un début de synthèse rassemblant l’essentiel des informations avérées, dispersées parmi tous ces travaux.
En premier lieu, il s’agit de rompre avec une image figée de l’élevage dans les montagnes du Mercantour. Le paradigme d’une montagne qui fut « de tout temps » dédiée à l’élevage, dans une forme immuable, doit être dépassé. Je ne prendrais pour exemple des poncifs que véhicule le thème que le court article d’un récent magazine , qui, même de manière anecdotique, cherchait à faire le point sur ce sujet et rappelait que « au XVIIIe siècle, l’élevage était limité à la survie d’une famille… Le siècle suivant, l’élevage se développe et l’animal devient une source complète de revenus pour la famille, le bétail fournissant le lait, la viande mais aussi des peaux, de la laine pour l’habillement et du fumier, utilisé comme combustible. Au XXe siècle, l’activité pastorale est repoussée des plaines et s’installe dans des lieux difficiles d’accès où l’agriculture intensive ne peut se développer… ».
On peut se demander sur quelles informations s’appuient ces affirmations, et au final, quelles sont les images projetées par une telle vision. Si l’on peut faire grâce à l’auteur d’introduire la notion d’évolution, les stéréotypes propres à l’activité pastorale sont nombreux. Bien évidemment, ce qui semble être aujourd’hui la « réalité » propose une toute autre conception de cette activité fondamentale de la « trilogie économique alpine », et surtout nous fait découvrir, et on s’y attendait, un monde bien plus complexe.
Cet exemple récent nous fait comprendre que bien souvent, le thème de l’élevage, rapporté dans l’espace montagnard des Alpes-Maritimes, offre une analyse très réductrice d’un phénomène qu’il faut considérer avant toute chose sur le long terme et sur un territoire vaste et difficile. Le risque étant de n’y voir qu’immobilisme, voir immuabilité, ce qui renvoie à un monde figé. Ce postulat d’étude, obligeant à croiser les deux dimensions du temps et de l’espace, permet de comprendre à lui seul à quel point l’analyse amène souvent une vision simpliste qu’il faut nuancer autant que les sources disponibles le permettront.
Plus encore, le manque de perspectives historiques et de contextualisation impliquent le plus souvent que l’on en oublie que l’élevage a dû s’adapter régulièrement aux conditions nouvelles qu’il a rencontrées ou qu’il a été généré lui-même par des choix ou orientations politiques changeants suivant les époques.
Il me semble donc important de débuter cet essai de synthèse par une vision de l’élevage qui s’étend sur la longue durée.
Premiers indices
Présentons comme thèse de départ que l’élevage est une très ancienne activité, et que le « paysage asylvatyique actuel a une origine anthropique » . L’affirmation ne se suffit pas à elle-même. Il faut donc chercher à l’expliciter. La première notion d’échelle temporelle est celle débutant à la fin de la dernière glaciation, il y a environ 10 000 ans. La seconde nous renvoie au concept remis aujourd’hui en question de « révolution néolithique » qui voit apparaître les premières traces d’agriculture et d’élevage. Cette dernière activité n’est présente avec certitude dans les régions alpines méridionales qu’à partir du IIe millénaire, sans plus de précision. Pour ces hautes époques, les analyses des carottages pratiqués dans les tourbières d’altitude, comme celle des Millefonts (commune de Valdeblore) , permettent de déceler des concentrations significatives de présence de plantes nitrophiles (comme la ronce) et rudérales (comme l’ortie), qui « permettent d’argumenter en faveur d’une affirmation continue des activités pastorales et d’une occupation humaine plus intense… à partir de l’âge du Bronze » .
Enfin, et de manière plus assurée si l’on suit les propositions d’Annie ÉCHASSOUX et de Nicoletta BIANCHI, il est nécessaire de faire référence aux gravures de la vallée des Merveilles qui semblent bien démontrer la présence de cette activité dès l’âge du Bronze. Les milliers de gravures relevées par l’équipe du Pr. De LHUMLEY semblent confirmer la présence de l’élevage dans la montagne du Mercantour, sans pour autant donner d’indication sur sa nature : élevage autochtone ou exogène, nature du cheptel, organisation, rayon d’action et circulations des troupeaux, liens avec d’autres types d’occupation (agriculture, mines…)…
Ainsi donc, la séquence chronologique avant notre ère est très largement lacunaire. La période suivante est mieux documentée dans de nombreux massifs. L’Antiquité reste pourtant en grande partie une période peu étudiée dans les montagnes du Mercantour. Si l’on se réfère à la synthèse de Philippe LEVEAU, rien n’interdit de penser qu’elles aient été largement fréquentées à cette période , si on les compare aux établissements ramenant à l’activité agro-pastorale ont été mis au jour en Haute Durance, Champsaur, Ubaye et dans le Vercors, même si « leur nombre est relativement réduit à l’époque romaine ». De nombreuses pistes pourraient être ouvertes, comme celle de l’étude des réseaux hydrauliques nécessaires à la production des prés de fauches d’altitude …
Les seules indications que nous puissions avancer concernent les premières analyses des recherches archéologiques que nous menons depuis quelques années dans le Mercantour, et à celles menées dans le vallon des Millefonts sur la commune du Valdeblore auxquelles nous participons .
Les premières informations archéologiques, tirées des datations C14 à partir de foyers (charbons prélevés) dans les enclos, nous permettent aujourd’hui d’affirmer que ces structures destinées à recevoir les troupeaux sont déjà utilisés au VIIIe siècle , pour connaître un « pic » d’occupation (mais n’est-ce pas seulement l’effet que peut donner une étude en cours ?) au XIe siècle. Parallèlement, le nombre de structures (enclos associés à des cabanes) dans ce vallon pose la question de la durée d’occupation et de sa pression sur les pâturages disponibles. En attendant de plus amples informations…
Les premières traces historiques
Il faut attendre le tournant de l’An Mil pour que nous apparaisse des traces plus nettes de cette activité dans le Mercantour. Il s’agit cette fois d’une documentation d’archives, qui propose une série d’actes dits de « restitution » des terres tenues alors par les seigneurs féodaux dans les montagnes. Elle est conservée à la fois dans le Chartrier de l’ancienne cathédrale de Nice et dans ceux des abbayes de Saint-Pons (également de Nice), de Lérins ou encore de Saint-Victor de Marseille. Les seigneurs laïques cèdent de vastes territoires à l’évêque de Nice ou aux grands monastères.
C’est le cas de la donation faite par Rostain RAINARD, seigneur dans le Haut Pays (entre Tinée et Vésubie) , qui donne, mi XIe siècle, un important territoire qui semble être « désert » (mais il faudrait expliquer le terme ; s’agit-il de territoires de pâturages ou de lieux peu ou pas habités ?) au monastère de Saint-Pons et y ajoute un troupeau de 100 brebis. Sur place, c’est le monastère de Saint-Dalmas (Valdeblore) qui gère directement cet espace, en recevant le don du tiers des brebis seigneuriales ainsi que des pâturages à Aspremont tenus jusqu’alors par la même famille.
Cette double information met en évidence la présence de troupeaux constitués, entre les mains seigneuriales, laïques et ecclésiastiques. Elle informe également d’une utilisation de la montagne comme lieu de pâturage habituel, et, sans être plus explicite, laisse entrevoir la possibilité d’un mouvement des troupeaux seigneuriaux, entre Aspremont et le Valdeblore ou les régions proches détenues par les mêmes seigneurs. Dans le même temps, le monastère de Saint-Pons peut y envoyer ses juments et brebis. Mais peut-on alors parler de transhumance ? Ou connaître les termes d’une véritable organisation et le temps de stabulation des troupeaux en montagne ou sur la côte ?
D’autres donations se succèdent. Un autre Rostain RAINARD, petit-fils du premier, donne, en 1109, le pâturage du castrum de Pedastas à l’évêque de Nice . À défaut de pouvoir localiser le lieu de cet ancien village du Valdeblore aujourd’hui disparu, peut-on y voir le territoire de Millefonts ?
D’autres institutions obtiennent des droits équivalents sur les territoires de pâturages du Haut Pays. C’est le cas de l’abbaye de Saint-Pons, en Vésubie, ou encore, quelques années plus tard, des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, sur le territoire actuel de Roquebillière.
Rien n’interdit de penser qu’il existe concurremment un élevage local, dont nous ne connaissons malheureusement pas la nature, l’importance ni l’organisation.
Ces informations semblent confirmer la présence de pâturages déjà fortement organisés et gérés, elles-mêmes confortées par les données archéologiques. Ces pâturages semblent assez étendus et suffisamment structurés pour accueillir des troupeaux extérieurs aux villages voisins. L’importance portée par les grandes institutions ecclésiastiques à cette activité économique est en soit un indicateur. L’élevage génère d’importants revenus que les monastères et évêchés s’approprient au détriment des seigneurs féodaux. Considérés parmi les documents les plus importants en possession des chapitres abbatiaux et cathédraux, les registres qui consignent par écrit leurs droits en matière d’élevage attestent de l’importance accordée à cette activité. Ils nous permettent aussi, et pour la première fois avec certitude, de déceler un mouvement de troupeaux organisés sur une distance de plusieurs dizaines de kilomètres, entre le Bas et le Haut Pays, ce qui ressemble déjà à une véritable transhumance dès cette haute époque. Restons toutefois prudent et ne faisons pas d’anachronisme en attribuant à cette activité une appellation selon nos propres critères a posteriori.
Jusqu’à la fin du XIIe siècle, l’élevage (ou peut-être doit-on dire le « grand élevage » ?) apparaît dans notre documentation comme une activité entre les mains des seigneurs, qui confisquent l’essentiel des vastes terres de pâturages, elles-mêmes héritées des fiscs anciens (carolingiens, voire romains ?). Cette vision est peut être simplement due à la nature des documents disponibles. Le manque d’informations concernant les pratiques agricoles des populations, dont l’existence en parallèle ne fait aucun doute, nous laissent imaginer qu’elles sont bien évidemment complémentaires à l’agriculture.
Les animaux de trait, le train de charrue, de bât pour les transports, et surtout l’omniprésence des porcins, universellement reconnue, ont sans doute toute leur place dans l’économie locale à cette époque.
C’est du moins ce que semblent indiquer les sources postérieures, qui démontrent la présence d’un « petit » élevage déjà bien installé au début du XIIIe siècle.
Au final, nous pouvons parler à cette époque d’une véritable transhumance qui semble, faute de documentation commerciale, ne concernait que les troupeaux seigneuriaux.
Les débuts de la transhumance ?
La transhumance, qui apparaît dès le XIe siècle dans notre région de manière sporadique, n’est pas celle que nous connaissons de nos jours.
À cette époque, il semble que ce soit plus généralement les troupeaux venant de la montagne qui peuplent la côte. C’est ce que nous appelons de manière traditionnelle la « transhumance inverse », selon un terme usité dès le début du XXe siècle. Préférons-y le terme de transhumance descendante, notion qui n’introduit pas de jugement de sens.
Cette pratique est le fait de petits propriétaires dominant la société locale qui mutualisent leurs troupeaux. De fait, nous voyons, dans toute la Provence, se développer des sociétés du Saint-Esprit, qui sont à l’origine de la création des Communautés plus connues aux siècles suivants. Consulats à Venanson, Saorge, Saint-Martin… s’opposent très rapidement, et peut-être dès la création du village dans ce dernier cas, aux seigneurs féodaux pour la maîtrise de l’élevage. Dès le début du XIIIe siècle, ils ont récupéré une partie des anciens droits féodaux, et réussissent à se les faire reconnaître par le Comte de Provence, gage de leur pérennisation. Les statuti campestri conservés par certaines sources communales, le plus souvent héritées et/ou recopiées au fil des siècles, nous permettent d’y retrouver toute l’importance de l’activité pastorale.
Mais la concurrence est rude entre les différentes formes d’élevage.
À celle, déjà ancienne, qui oppose le droit des seigneurs locaux à l’Église qui s’installe dans le Haut Pays, se substitue progressivement celle qui met aux prises ces mêmes seigneurs au Comte dont la puissance ne peut plus être négligée en Vésubie après la reconquête de la Maison catalane et de ses successeurs angevins.
Pour avoir une idée de son importance, il n’est qu’à rappeler qu’au milieu du XIIIe siècle, Romée de VILLENEUVE achète au nom du Comte les pâturages de l’ancien castrum « détruit » de Manoinas, aux confins des communes actuelles de Lantosque et d’Utelle. Le souverain devient ainsi (on dit qu’il « récupère ») le principal détenteur des espaces fiscaux d’altitude, situés sans plus de certitude près des Granges de La Brasque. Dans un même ordre d’idées, les pâturages que nous appelons « Terre de Cour » recouvre encore près de 6 000 ha à la fin du XVe siècle, à une époque où ces territoires fiscaux ont déjà été largement entamés par les appropriations des communautés voisines de Saint-Martin, Roquebillière et Lantosque.
C’est encore le cas du ¼ des pâturages de Bellorin, sur La Bollène, au pied du site de la Pointe des 3 Communes, qui échoit au Comte, alors que par ailleurs nous voyons le village tenter de résister à cette pression souveraine qui les pousse à lui abandonner une partie de ses « bois noirs », tout en réussissant à conserver l’herbe pour son propre usage.
Ces exemples démontrent que l’histoire de la possession des pâturages de montagne n’est pas linéaire, et s’est adaptée régulièrement à un faisceau d’aléas qui ont dicté les comportements des éleveurs et les résultats de leur activité.
Nous pouvons résumer ainsi les évolutions de cette activité depuis l’An Mil :
L’élevage est d’abord dominé par un pouvoir seigneurial, laïque, puis ecclésiastique, lesquels deviennent rapidement antagonistes, avant de devoir s’affronter directement au pouvoir émergent, celui du Comte. Ils se renforcent progressivement en usant de tous les moyens possibles : légalité, violence, duperie… Enfin, la dernière étape est marquée par l’entrée en concurrence du Comte, lequel, après deux siècles d’affrontement, s’impose face aux Communautés, ses anciennes alliées, après en avoir fait de même avec les seigneurs féodaux.
Précédemment, les Communautés qui avaient pu développer et affirmer leur puissance économique dès le XIIIème siècle, se permettent d’envoyer leurs troupeaux sur la côte pendant l’hiver. Cette pratique semble avant tout être un gage d’enrichissement tout au long de l’année. Le phénomène peut s’expliquer par la proximité du marché urbain émergeant : le développement des villes, leur enrichissement, accentue la consommation de viande jusqu’alors peu importante. Mais c’est aussi le travail de la laine, qui déverse sur la ville des masses considérables de matières premières, destinées à la réalisation de draps, lesquels irriguent de nouveaux réseaux de commercialisation, parfois à long terme. Les draps sont exportés en Piémont encore au XVIIe siècle depuis Saint-Martin (Vésubie), tout comme le fromage, tous deux produits dérivés de l’élevage… Jusqu’à cette époque, ce sont les seuls produits qui participent à une véritable économie extérieure issue des territoires alpins.
La transhumance descendante concerne Tende et Saorge, qui possèdent de vastes pâturages alpestres estivaux, et qui hivernent sur l’Argens. Vers 1400, ce sont 2 500 bêtes provenant de la Haute Roya qui y sont dénombrées. Mais c’est aussi le cas de Digne et de Barcelonnette. Au total, et pour le XIVe siècle., cette forme de transhumance générait le déplacement de 50 000 à 100 000 têtes annuelles vers la côte varoise. Alors que la Roya participe encore à ce mouvement, ce n’est pas le cas des vallées de la Tinée et de la Vésubie qui semblent ne pas en avoir été partie prenante.
De rares mentions nous font part d’un hivernage sur la côte, qui semble insignifiant tel qu’il apparaît dans notre documentation en face de l’élevage local et de l’utilisation des Alpes. Notons donc, une fois encore, une grande diversité des situations, sans généralisation excessive. Pour qui veut proposer une histoire de l’élevage, il est important d’introduire les notions de temporalité et de spatialité, qu’il convient de moduler dans chaque cas selon les situations rencontrées. Toujours est-il qu’à la fin du XVe siècle, la transhumance descendante est toujours active.
Une autre caractéristique des chemins de la transhumance est l’installation de grandes foires dès le milieu du XIIIe siècle, de manière concomitante à celle du pouvoir communal. Marqueur social et économique, les foires sont des revendications anciennes de la part des Communautés. Une fois établies, elles en obtiennent leur pérennisation par la reconnaissance octroyée à chaque succession de souverain, comme elles le font pour l’ensemble de leurs « Libertés »..
Ces « grands marchés » symbolisent l’affirmation du pouvoir communautaire. Dans les faits, seules quelques communautés en possèdent, et les défendent jalousement. Elles ont lieu à la saint Michel et à la saint Jean à Séranon dès 1246 ; à la saint Michel à Puget-Théniers dès 1296 ; Charles 1er confirme la foire de la saint Michel et les deux jours suivant, libres de droits et péages en 1486 à Saint-Martin val de Lantosque ; ou encore à Guillaumes, dans le royaume de France, pour la saint Louis en 1501. Il s’agit là d’un « privilège » que seul le souverain peut confirmer. Tenir une foire est un gage de prospérité, un lieu de rendez-vous qui implique un échange économique autant que social important. Il se traduit le plus souvent dans l’espace par la mise en place ou le renforcement d’une muraille, une fortification qui marque sa présence et donne toute son importance à la place ainsi défendue. Un gage de sécurité pour les commerçants qui s’y rendent.
Entre le XIe et le XIIe siècle, les seigneurs féodaux ont perdu définitivement leur capacité à dominer exclusivement les alpages d’altitude. Ils envoient tout de même leurs propres troupeaux pâturer ces territoires, bénéficiant ainsi du droit commun, ce qui leur permet d’assurer des investissements très rentables. D’autres puissances réussissent à installer leurs troupeaux sur ces territoires extrêmes après s’être imposés dans les montagnes. C’est le cas des Hospitaliers.
Le développement de leur seigneurie sur le Haut Pays, dès 1141 d’après la charte de donation émise par l’évêque de Nice, qui fait état pour la première fois de leur église Saint-Michel de Gast , à Roquebillière, permet de mettre en place un véritable concurrent aux Communautés en création.
Les moines-chevaliers y entretiennent d’importants troupeaux depuis au moins la fin du XIIIe siècle. Ils revendiquent le droit de faire estiver leurs troupeaux à Roquebillière et Belvédère – sur la Terre de Cour – au milieu du siècle suivant.
Leur organisation est structurée sous forme de Ferme ou de Maison. Ils y gagent des personnels dont le rôle est d’organiser la transhumance et de profiter des terres comtales (dites aussi fiscales) pour engraisser leurs animaux qui sont ensuite renvoyés sur la côte pour y être vendus dans les marchés urbains. Un système rémunérateur pour les Frères engendrant des risques pour les Communautés qui oblige au partage de la ressource, peut mener au surpâturage tant redouté, voire à sa perte dans les cas les plus extrêmes.
Il est néanmoins difficile de définir le rôle exact de ce modèle. A-t-il été antérieur ou contemporain au développement des troupeaux communautaires ? A-t-il eu un rôle d’exemple ou au contraire seulement celui de concurrent direct… ? Toujours est-il que le troupeau des Hospitaliers disparaît dès le XVe siècle, quand la pression des Communautés se fait plus forte, devant leur refus de partager une ressource fragile et qu’elles entendent bien exploiter exclusivement.
Mi-XIVe siècle se met en place une nouvelle forme de transhumance, dite « traditionnelle », ou « montante », depuis la côte vers les alpages. Nous avons déjà constaté qu’une telle forme existait dans les périodes antérieures, avec les troupeaux des abbayes et institutions ecclésiastiques, mais jamais avec une telle ampleur. Elle démontre la nouvelle importance que prennent les troupeaux des plaines qui, par nécessité de développement, cherchent des espaces à pâturer. Ils les trouvent en montagne. Cette économie que l’on peut qualifier de pré-capitaliste, toutes proportions gardées, a clairement pour objectif un rapide enrichissement des « compagnies » qui les organisent. Elle nécessite la concentration d’un important capital que l’estive a vocation de faire fructifier. Concernant essentiellement les ovins, la production de laine et de viande en sont les principaux débouchés directs. En cela, cette forme de transhumance répond aux nouveaux besoins de développement des cités, principalement côtières et rhodaniennes. Henry BRESC a ainsi pu mettre en perspective la création de la transhumance montante sur l’ensemble nord-méditerranéen, notant le « passage de l’élevage vivrier à l’élevage spéculatif » .
Cette nouvelle forme économique de l’élevage bouleverse les comportements anciens. Pourtant, elle ne se développe pas non plus de manière linéaire. Elle n’est pas non plus acceptée partout facilement. En Vésubie et Tinée, cette nouvelle forme de transhumance est contemporaine de la mise en place des pouvoirs des Communautés en face des anciens seigneurs. À pareille époque, ces derniers perdent ce qui leur restait de droits féodaux sur les pâturages comme sur les villages (les fours et moulins…). C’est donc avant tout face aux pouvoirs villageois que cette transhumance « capitaliste » se confronte. Ailleurs, en Roya ou dans le Haut Var, la situation est inversée. Les anciennes grandes familles, telles les Castellane, Pontevès ou encore Agout profitent de cette nouvelle forme d’exploitation pour tenir 2 800 têtes à Castellet-les-Sauzes en 1345… jouant sur des parcelles de droits féodaux qu’ils avaient conservés, et qui leur permettent d’user de la compascuité. Comme n’importe quel « citoyen » des villages dans lesquels ils conservent ces droits, ils utilisent les pâturages communs pour leurs propres affaires, les fragilisant tout de même en introduisant des risques de surpâturages
La période entre le XIIIe et le XVe siècle est donc celle de la prise de possession définitive des pâturages par les Communautés, qu’elles peuvent désormais librement louer (les bandites). Il s’agit pour elles d’une ressource importante, dont elles ne veulent bien évidemment pas se priver.
Mais parallèlement, les tensions exercées par le phénomène transhumant sur les pâturages communaux deviennent parfois tellement fortes qu’elle peuvent engendrer, dans bien des cas, de véritables actes de violence.
C’est le cas entre 1450 et 1490, quand le village de La Bollène proteste contre ces passages de troupeaux qui ruinent son territoire. En réaction à ces actes qu’elle juge insupportables, elle finit par saisir certains troupeaux comme gages des pertes subies.
Dans le nouveau cadre des territoires de montagne destinés à l’élevage, il serait également faux d’imaginer des destinations fixes selon les points de départ ou les « compagnies » transhumantes.
Les troupeaux vont où les profits semblent les plus importants, où les conflits les dirigent, selon que leurs maîtres sont victorieux ou au contraire doivent s’incliner devant la résistance des Communautés. Le plus souvent, il s’agit de véritables politiques d’évitement qui entrent en jeux.
Pour préciser le poids de ces vastes mouvements, notons qu’en 1504, la levée des entrées de bétail sur Castellane, entre le 7 mai et le 21 juin, permet le décompte de plus de 110 000 bêtes… De grandes régions de transhumances s’identifient alors plus précisément : Thorame, Champourcin, Embrunais… sur de vastes territoires aux contraintes relativement légères, alors qu’ailleurs prédomine la propriété collective des alpages désormais, et jusqu’à nos jours, entre les mains des Communautés.
En résumé, loin d’un système figé, les XIe-XVe siècles mettent en évidence une évolution régulière, le plus souvent conflictuelle, des modes d’élevage basés sur la transhumance. Celle-ci semble avoir été tout d’abord « descendante » puis « montante », si l’on excepte l’épisode des troupeaux des maisons ecclésiastiques dont la nature exacte reste à définir avec plus de précision. Le grand élevage fut tout d’abord tenu par ces mêmes ecclésiastiques puis par des seigneurs laïcs, entrant rapidement en concurrence avec les Communautés villageoises qui trouvent en cette activité un moyen d’affirmation dans les conflits qui les opposent aux classes dominantes.
Autre caractéristique, celle d’une adaptabilité qui s’applique au temps mais aussi à l’espace, avec des situations différentes entre Roya, Haut-Var et pré-Alpes de Dignes-Castellane d’une part, et la Vésubie avec dans une moindre mesure la Tinée d’autre part où les conflits sont plus sérieux.
C’est à pareille époque qu’est fortement remise en cause la propriété seigneuriale des Alpages. Alors, au final, à qui appartiennent-ils ?
La question des alpages
Aussi loin que l’on puisse remonter, les alpages sont des terres régaliennes, généralement considérées comme héritières du Fisc romain puis carolingien, les deux grandes périodes durant lesquelles il a existé un pouvoir suffisamment organisé et puissant pour être reconnu dans les territoires alpins périphériques comme au-delà.
Par nécessité de simplification, nous pouvons estimer que les premiers seigneurs féodaux se les ont appropriées aux alentours du XIe-XIIe siècle mais qu’ils rentrent en concurrence assez rapidement avec les Communautés villageoises en création. Ces dernières reçoivent l’aide du Comte quand son pouvoir devient incontournable, tant militairement que politiquement (donc fiscalement) dans les territoires de « marche » du futur Comté de Nice.
Si la Tinée offre peu de lisibilité en la matière et ne permet pas d’argumenter notre synthèse (l’étude de l’activité agro-pastorale sur son territoire durant les époques médiévale et moderne restent à réaliser), la Vésubie offre de nombreux exemples de cette évolution . Elle correspond au temps d’une conquête progressive des espaces périphériques, à partir de la centralité que matérialise l’installation villageoise.
La conquête du haut vallon du Boréon, sur la commune actuelle de Saint-Martin-Vésubie peut être prise en exemple pour démontrer ce phénomène . Si nous connaissons dès la fin du XIIIe siècle le règlement d’une paix entre les Communautés de Valdeblore et de Saint-Martin, concernant assurément les territoires de la rive droite du Boréon, cet espace disputé ne s’étend vraisemblablement pas au-delà du Caïre Nicolao le bien nommé. Au-delà, il s’agit d’un espace qui n’est justement pas nommé. Les chemins les plus anciens, la fameuse via antica , elle-même, s’arrête au pont qui franchit le vallon de Salèses. Mais comment imaginer que les vastes herbages d’au-delà ne soient ni connus ni exploités ?
Il en va vraisemblablement tout autrement, mais la charge pastorale n’est sans doute pas encore trop forte, et les tensions pesant sur ces territoires et menant à l’appropriation encore à leurs débuts. Quand les communes cherchèrent à affirmer leurs « propriétés », ou du moins leurs usages, sur ces territoires périphériques, il est arrivé que le voisinage, la promiscuité mène à l’affrontement. L’enjeu de la possession de l’inculte est alors devenu crucial.
Nous connaissons ceux qui opposent Saint-Martin et Roquebillière entre 1486 et 1556. Jean-Paul BOYER nous raconte comment après avoir agressé et tué les hommes de Roquebillière, ceux de Saint-Martin saisirent leurs troupeaux et partagèrent sur place un repas en tuant une bête. L’acte vaut pour une véritable appropriation symbolique du territoire. Au-delà de l’événement dramatique qu’il narre, ce fut un long procès qui opposa les deux communautés durant près de 70 ans, avant qu’une transaction ne vienne tenter de résoudre le problème des limites, qui opposait Saint-Martin-Lantosque et Roquebillière au sujet du territoire de La Pinéa. Il revint au final à Saint-Martin.
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Plus connu et plus complexe encore est le procès interminable qui opposa les communes de Belvédère, Roquebillière, Lantosque et Saint-Martin pour la possession et l’usage de la Terre de Cour. Après plus d’½ millénaire de procédure, l’affaire est toujours d’actualité et a agité il y a quelques mois les communes concernées.
Le village de La Bollène connaît également les démêlés de la « guerre des limites » depuis plusieurs siècles. L’exemple de Saint-Martin avait eu un précédent avec l’action menée par les hommes de La Bollène qui, dès 1323, s’en prirent, les armes à la main, aux bergers de Belvédère, enlevant le troupeau et mangeant sur place 3 moutons… selon le même schéma d’appropriation territoriale.
Cette Communauté s’oppose aussi avec violence et persévérance aux droits du Comte, en 1353-1354 puis de nouveau en 1365-1366 au sujet des bois et pâturages de Rio Fredo et de l’Infernet. Elle obtient finalement gain de cause et peut y envoyer librement paître ses troupeaux. C’est aussi le cas pour le territoire de Bellorini, qui est toujours entre les mains du Comte en 1367 qui en détient le ¼ des droits, mais qui finit par passer entre les mains de la Communauté peu après cette date.
En 1403, La Bollène et Belvédère arrivent à un accord qui donne lieu à une transaction concernant les droits de pâturages sur des terres vaines. Un demi-siècle plus tard, cette fois avec Sospel, pour des espaces de pâturages dans le massif de l’Authion –à cette époque Moulinet n’existe pas encore en tant que communauté particulière, et est rattaché à Sospel. Les discussions sont même poussées à l’extrême entre ces deux villages, et, cas unique à ma connaissance ( ?), mène, en 1448, à une union éphémère de leurs territoires. Sospel prend alors à sa charge les dettes de La Bollène et donnant quittance pour 1 000 florins pour l’acquisition ou le dédommagement consécutif à la possession de la bandite de Belbro. « L’entente » prend fin peu avant 1490, La Bollène reprenant sa liberté, ce qu’elle a sans doute cherché à obtenir au plus vite. Des limites pérennes entre les deux Communautés sont définitivement confirmées par des commissaires spécialement nommés à cet effet par chacune des communautés, et par l’implantation de bornes, en 1493.
Le difficile règlement des limites entre le territoire de La Bollène et ses voisines ne se limite pas aux conflits inter-communautaires. En 1452, les gens de La Bollène s’opposent cette fois au prieur de Gordolon afin de s’assurer l’accès à l’un des pâturages de cette seigneurie. À cette époque, le territoire de l’ancien castrum est en cours de démantèlement, tiraillé entre les trois Communautés voisines. La revendication de droits d’usages en est une étape importante, mais l’affaire n’est visiblement pas simple, et il faut encore près d’un siècle de revendications patientes pour qu’un début de solution soit trouvé. Et cela de manière peu concluante puisque l’affaire trouve des prolongements encore en 1529 et 1537…
La liste de ces affrontements est très significative des profondes tensions existant à différents niveaux de pouvoir, avec des résultats plus ou moins heureux. Mais au final c’est la Communauté qui sort vainqueur des conflits et qui reste propriétaire des Alpages. Le Comte, non résident, leur a donné dans un premier temps la priorité. Mais une fois les seigneurs locaux « virtuellement » éliminés, c’est vers elles que se tournent les revendications régaliennes. Les villages représentent alors de véritables forces conservatrices qui s’opposent aux progrès de l’État en construction.
En Vésubie, après de violents conflits entre 1330 et 1342, les Communautés ont réussi à obtenir la jouissance des pâturages, le plus souvent à la suite d’une série d’affrontements, usant de violence. C’est encore le cas quand Saint-Martin s’oppose aux TORNAFORTI au sujet des pâturages de Cereysia (15 août 1317). Ou encore à La Bollène en 1322 qui obtient un arbitrage pour établir le partage des droits et usages contre les mêmes seigneurs au sujet des pâturages de Bois Blanc. Pourtant, 4 ans plus tard, cette Communauté ne peut toujours pas user librement de la vente de « ses » bois sans l’autorisation des seigneurs. Elle finit toutefois par racheter une partie des biens et droits de ces seigneurs en 1435… quelques années après ceux qu’avait obtenus Saint-Martin.
Parfois, la transaction se déroule suivant le mode de l’achat, comme à Beuil qui rachète les Communaux en 1467 aux GRIMALDI.
Enfin, il se peut que la conclusion de l’affaire donne largement raison aux Communautés, allant même jusqu’à repousser l’implantation des terres fiscales sur les marges. C’est de cette manière que Roquebillière obtint à la fin du XIVe siècle l’utilisation des Terres de Cour tenues par Belvédère.
La puissance des Communautés en place permet de résister plus efficacement aux troupeaux transhumants. Il s’agit pour elles de préserver ce qu’elles viennent d’obtenir de pleins droits, de se réserver l’herbe pour leurs propres troupeaux, et d’en tirer les bénéfices commerciaux les plus élevés possibles tout en en conservant une part à la location.
C’est pour cette raison que Roquebillière envoie paître ses troupeaux dans les Alpes de Belvédère et loue ses bandites du Ceyrol et de la Maluna ; que Saint-Martin installe les troupeaux étrangers sur la seule bandite de Cereysa, se réservant les autres pâturages pour l’usage de ses troupeaux communaux ; que Belvédère accueille les troupeaux forains à la Gordolasque et Nautès, territoires de propriété comtale encore en 1260...
Nous pouvons avancer l’hypothèse que cette pratique tendant à séparer l’élément extérieur du propre est un véritable indice du nouveau poids des notables dans la gestion des villages et du partage des ressources locales. Ces grandes familles semblent désormais capables, au nom d’une certaine et peut-être réelle égalité sociale qu’elles revendiquent, de privilégier l’exploitation des pâturages chèrement acquis par les animaux du village. L’espace disponible et utilisé l’est essentiellement pour l’agriculture vivrière, alors que les prés de fauche sont réduits aux proximités des torrents et aux versants les plus abrupts. L’élevage est pourtant nécessaire et les seules parties du territoire qui peuvent recevoir cette activité de manière relativement satisfaisante sont constituées des hautes terres des pâturages.
On comprend mieux ainsi que ceux qui possèdent le plus de têtes de bétail sont les plus intéressés, incapables de les faire vivre toute l’année et de développer les troupeaux à partir de leurs propriétés en propre. Source importante d’enrichissement, pour un « petit » élevage spéculatif, les notables des villages ne peuvent pas tolérer une concurrence extérieure, sauf s’ils ont la possibilité, d’une manière ou d’une autre, de participer au partage de la ressource produite.
À La Bollène, les tensions restent importantes sur les pâturages (et souvent les bois). En 1321, la communauté impose ses règlements concernant les herbages des quartiers de Riouffredo et Infernet… Mais il faut attendre le XVIe siècle pour qu’un effort sans précédent ait lieu afin d’organiser l’utilisation des pâturages communaux. La période correspond à un temps de forte pression démographique dont les effets se font sentir rapidement sur les biens communaux. L’affaire prend un tour suffisamment tragique pour que les responsables politiques des villages se sentent obligés de céder une part des biens collectifs pour réduire les tensions sociales qui en résultent.
Finalement, La Bollène établit ses droits par la publication de statuts contractuels avec ses habitants (1568), faisant la part entre les attentes du plus grand nombre et la volonté de progrès et d’utilisation économique de l’espace disponible par les notables. Ces efforts statutaires ne mettent pourtant pas fin complètement aux tensions qui agitent de manière récurrente la Communauté durant toute la période moderne. Des moments de tensions en 1620, en 1652, 1667, de 1727 à 1746, encore en 1757… la liste est longue et pourrait être renouvelée de la même manière pour tous les autres villages.
Avant même que les tensions ne s’aggravent entre les habitants d’un même village, les communes avaient tenté de diminuer la pression en rejetant les étrangers. Premier réflexe universellement connu.
En 1287, Saint-Martin et Saint-Dalmas-Valdeblore autorisaient pourtant le contrat de pariage, qui permettait d’introduire des troupeaux étrangers sous le nom et la responsabilité d’un habitant du village, d’un citoyen. Cette forme de contrat est souvent appelée mégerie.
Mais devant le développement massif de l’introduction des troupeaux exogènes, Saint-Martin interdisait, dès le 1er août 1311, tout pariage. De manière concomitante, les responsables politiques du village ne reconnaissaient la citoyenneté qu’aux habitants payant les taxes, résidant toute l’année dans le village avec femme et ménage. La méthode était encore utilisée au XVIe siècle, ce qui démontre la persistance des pressions existantes sur les pâturages, même si là n’est pas seulement l’unique raison de cette discrimination.
Roquebillière fait de même et interdit tout pariage en 1376. De même à Tende, en 1477, dont l’alpage est divisé en 11 bandites dont 3 sont louées à des étrangers. Il s’agit d’individus provenant d’Antibes et de Cagnes, sujets de seigneuries tenues par des parents des LASCARIS de Tende, ce qui peut expliquer le déplacement qu’ils réalisent et la destination qu’ils choisissent. Mais il y a aussi, parmi les bergers intervenant en Haute Roya, des Ligures d’Oneigle, Dolceacqua, du Val de Maro, qui eux, sont placés sous la seigneurie directe de la famille de Tende. Au total, 20 000 moutons estivent dans cette région.
En ce qui concerne la Haute Vésubie et le Valdeblore, Jean-Paul BOYER note qu’à la fin du XVe siècle, 70 % des bergers employés à Saint-Dalmas et Saint-Martin sont étrangers à ces deux vallées… et que nombreux sont ceux qui s’y installent, surtout à Venanson.
Dans les cas cités, les situations évoluent selon les réalités sociales et économiques locales. Il n’y a pas de règle ni de chronologie comparative possible. Sinon qu’un même phénomène peut toucher, à époque différente, des lieux différents.
Alors, quelles sont les raisons d’une telle série de « crispations » ?
C’est certainement le risque permanent de voir échapper des pâturages, si précieux, entre les mains des locataires qui n’ont cure de leur pérennisation et qui ne voient que le profit immédiat qu’ils peuvent en tirer. Pour preuve, les nombreux procès que renferment les archives communales et qui concernent des différends entre ces mêmes bailleurs et des adjudicataires peu scrupuleux.
Il faut sans doute y voir également la nécessité de maintenir l’équilibre entre cultivateurs et éleveurs. Un équilibre précaire, lui aussi régulièrement remis en cause. Et si les notables réussissent à s’octroyer l’usage – partagé – des communaux, ce sont les petits propriétaires qui tiennent plus encore à en conserver la jouissance, seul moyen de survie et de maintien du maigre cheptel familial. Il ne faut sans doute pas alors minimiser le poids « politique » de cette « classe moyenne », car même s’ils ne tiennent pas directement entre leurs mains les offices municipaux les plus importants, leur nombre suffit souvent à dissuader toute velléité autoritaire de la « classe » dirigeante. Ce faisceau d’intérêts explique qu’il n’y ait pas eu de partage des biens communaux lors de la première annexion française, à l’époque révolutionnaire, contrairement à bien des régions de la nouvelle Nation à pareille époque.
De fait, les citoyens ne poussent pas à la location aux étrangers, et assurent leur légitimité à gérer et exploiter ces biens en offrant la possibilité aux familles plus modestes de profiter des mêmes usages de la montagne qu’eux.
Pourtant, la question reste posée de l’accueil des troupeaux d’Entraque sur les pâturages de la Madone de Fenestres, avéré au XVIIIe siècle. Peut-être s’agit-il là d’une réminiscence d’anciens usages toujours usités… reliques d’un temps presque révolu car ils disparaissent par la suite.
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Bandite et Défens, l’affirmation de la Communauté sur le territoire
Conjointement aux luttes engagées contre les forces centrifuges qui cherchaient à s’approprier les ressources des alpages, les villages ont œuvré à instaurer des règlements, à institutionnaliser leur rapport au territoire. Parmi les moyens mis en place, la reconnaissance de la qualité de bandite pour ces pâturages d’altitude. Ces vastes alpages acquis de haute lutte face aux seigneurs et comtes successifs peuvent être loués par les communes, ce qui leur rapporte d’importantes ressources qui forment une part importante de leurs revenus annuels. Elles concernent des regroupements d’unités de pâturages, identifiées et protégées par le ban communal (la police champêtre) qui en gère la totalité de la jouissance. Le droit de bandite est d’ailleurs considéré, dès l’Annexion française, comme une particularité juridique du Comté de Nice par la nouvelle Administration, qui va même jusqu’à y voir un véritable avatar du droit communal. Cet état de faits explique que jusqu’à nos jours, les communes restent généralement propriétaires des alpages de leur territoire, droits qu’elles ont acquis définitivement entre le XIIIe et le XVe siècle et qu’elles ont su maintenir durant le ½ millénaire suivant.
La nécessité du Défens
Mettre en défens un quartier (les deux termes sont d’ailleurs souvent synonymes dans la documentation, et a parfois donné lieu à la création d’un toponyme) est une nécessité régulièrement rencontrée dans les registres de délibérations communales.
Il s’agit d’une obligation juridique qui pèse sur l’espace et s’inscrit dans le temps pour préserver à la fois la ressource d’herbage et celle de la production agricole. Autrement dit, une partie du territoire, aussi bien communal que privatif, peut être interdit à tout pâturage, à toute introduction de bétail durant une période donnée de l’année. L’une de ses particularités est d’ailleurs de toucher aussi les biens les espaces communaux que privés, ce qui permet à la Municipalité de conserver un pouvoir reconnu sur des terres exploitées, qui ne deviennent « réellement » privatives qu’une fois les récoltes rentrées. La possibilité d’introduire du bétail sur ces terres dès ce moment donne la possibilité de vaine pâture et multiplie le potentiel de production d’herbage du territoire utile. Il s’agit donc là, par la mise en place d’un défens, d’une mesure inverse tout autant contraignante. Elle démontre la force acquise par les Communautés.
Un seul exemple suffira pour illustrer le propos. À Saint-Martin, l’ordonnance du 26 septembre 1574 rappelle que les bandites sont « soumises aux bans et amendes pour celles soprana et sotrana de la Serieiso, celle de Saleses et celle de Devence, qui sont, et devront être après le 3e jour de mai et jusqu’à la Fête de Notre Dame de septembre [le 8], (...) que personne ne fera mener ni mènera de bêtes grosses ou menues à dépasser ces limites sous peine de 3 florins de ban et 3 florins d’amende à chaque fois et par jour, et 3 gros par bête ».
La puissance publique est capable d’imposer de fortes amendes aux contrevenants éventuels, démontrant ainsi tout l’intérêt qu’elle porte au maintien de ces espaces protégés.
Une évolution récente
Dès l’Annexion de 1860 réalisée, réapparaît le problème des pâturages, et ce, sous deux aspects : tout d’abord le transfert des législations. De sarde, la loi devient française, ce qui pose en plus le problème de son articulation avec l’usage traditionnel local que la première n’avait pas totalement pu supprimer. Et au-delà se pose le problème engendré par la conservation, entre les mains du nouveau roi d’Italie, des terres communales les plus alpestres.
À Saint-Martin, la législation française est mise en place dans les premières semaines qui suivent l’Annexion. La Commune réagit et s’élève immédiatement contre « les graves abus qui se seraient introduits depuis quelques temps à l’égard de l’usage des pâturages… pour pourvoir aux pâturages qui sont nécessaires pour le besoin de chaque espèce de bestiaux que chacun d’eux par la variété de leur produit établit une des principales ressources du pays ». En fait, de quoi s’agit-il ?
Avant toute chose, des problèmes concernant les pâturages communaux. Avec l’Annexion, ils sont désormais placés sous la domination politique du roi de Sardaigne qui devient alors roi d’Italie. On peut imaginer, à la réaction épidermique qui agite la commune de Saint-Martin, que les aspects diplomatiques, voir « mondains » du transfert de territoire ont prévalu sur les autres. Et se poser la question de savoir dans quelle mesure les conséquences économiques et sociales ont été connues par la population du village. Ou au mieux ont-elles été largement sous-estimées au moment où fut présenté le projet d’Annexion ? Car tout en restant sur le territoire des communes qui deviennent alors françaises, les très vastes territoires des « chasses royales » sont désormais administrés fiscalement par les villages italiens voisins de Valdieri et d’Entraque… qui, à l’évidence, y autorisent l’intrusion de leurs troupeaux au détriment des animaux provenant du versant méridional des Alpes qui subissent les tracasseries douanières créées par la frontière.
D’autant plus que les troupeaux provenant de France, même communaux, doivent être en règle avec les régimes fiscaux des deux états, et qu’il est courant de constater, en suivant les douaniers, des infractions à la circulation des troupeaux , voire de véritables trafics ayant pour cœur les pâturages alpestres.
Au-delà de la période de l’Annexion, le problème connaît une nouvelle actualité après la 1ère Guerre mondiale, et particulièrement après l’instauration du régime fasciste transalpin , allant même jusqu’à mettre en place une véritable politique de pillage systématique de la ressource des pâturages mais aussi des bois communaux.
Pour pallier les risques de concurrence et de surpâturage, qui sont considérés depuis que les Communautés gèrent les alpages, comme le danger majeur, les villages français tentent de les éviter, du moins de les réduire en légiférant.
Pour cela, un nouveau règlement, succédant à celui, déjà ancien des Statuts et Privilèges du Comté de Vintimille et Val de Lantosque (que la Commune de Saint-Martin avait tenté de faire renouveler en 1774), est écrit et devient désormais opposable.
Le territoire des différentes bandites est décrit, limité, identifié, précisant même quels doivent être les animaux qui peuvent y accéder.
« Art. 2. La bandite ou vacherie Devensé est limité à l’Est par le terroir de la commune de Belvédère, au sud du côté de Bacio avec le vallon de Canassiero y compris les pâturages de Lapasse qui sont limites par les dites ailes du Galofre, et Fonfrea ; du côté dit Aprico avec le vallon de Pisse ; au couchant avec la pointe verticale de la montagne ; au nord en partie avec le Quarton de Fenêtres, et en partie le susdit terroir de Belvédère.
La bandite ou vacherie du Borreon est limitée à l’Est par la pointe verticale de la montagne, et par les pâturages de la Cuolo Bassa destinés aux bœufs et génisses, au sud soit du côté du Bacio que du côté de l’Aprico par les vallées dénommées Lavignier qui la séparent de celle de la Cerise, au couchant elle confine aux pieds de la montagne de Pelago et avec les pâturages dénommés Baissetta jusqu’aux sites où les vaches peuvent s’introduire dans ces deux lieux ; et au nord avec les terroirs d’Entraques et Vaudier, seulement jusqu’aux sites accessibles aux vaches comme il est dit plus haut.
Celle de la Cerise est limitée à l’Est avec les pâturages dénommés Cuala Bassa et Piegù, au sud du côté du Bacio avec le terrain de l’Aigliera du haut en bas jusqu’au torrent Borreon, et du côté de l’Aprico en partie avec les propriétés privées, et avec le sommet du pré du Rectorat de Sainte-Catherine en suivant une ligne horizontale jusqu’au Col de Coi, cette limite qui va aboutir dans la vallée du Ferras qui fait partie de la vacherie de Salezes, au nord avec le terroir de la Commune de Vaudier, seulement jusqu’aux sites accessibles aux vaches, et avec la vacherie du Borreon dans les deux vallées sus indiquées.
Celle de Salezes confine à l’Est avec la vallée de Ferras elle comprise, et avec celle de Porracias, au sud avec la pointe verticale de la montagne Arcias et Ciampe, à l’ouest avec le terroir de la commune de Valdeblore, et au nord avec celui de la commune de Vaudier, seulement jusqu’aux lieux où les vaches peuvent s’introduire ».
Suit la destination des espaces de pâturage : article 3 décrivant ceux destinés aux troupeaux des bœufs et génisses ; article 4 concernant le troupeau des chèvres, appelé Casolana ; article 5 précisant quels sont les pâturages destinés au troupeau des brebis et moutons, qui doivent fumer les champs des propriétaires pendant la nuit.
Notons ensuite que toutes les montagnes sont nommées, bien identifiées, connues et donc parcourues, ce qui ne saurait étonner en cette fin de XIXe siècle, alors même que se développe l’alpinisme sous l’impulsion du Chevalier de Cessole.
Les usages dits « traditionnels » sont décrits par l’Administration française, afin d’en prendre connaissance et d’aider à les « fixer », mais aussi, ce qui est à mettre à son crédit, pour en tenir compte durant les premières décennies de l’Annexion et ne pas trop bouleverser les habitudes des nouvelles populations françaises… Mais par la suite pour les oublier progressivement et imposer son droit comme uniquement opposable. Il en demeure aujourd’hui quelques traces ténues.
Le sentiment que l’on peut en avoir aujourd’hui
Une évolution sensible se fait sentir dans l’entre-deux-guerres. La vacherie communale disparaît progressivement au profit de la coopérative, qui se met en place dans les années 1930 . Le lait, au lieu d’être transformé dans les fruitières d’alpage, est descendu dès que les moyens de transports et les infrastructures le permettent, jusqu’à la coopérative qui, elle-même, le transfère sur la Côte où il est utilisé et transformé dans de plus amples structures.
Le troupeau communal résiste pourtant jusqu’à la fin de la seconde Guerre mondiale, puis disparaît progressivement avec la génération née avant le siècle. La mise en place de la coopérative départementale (qui elle-même ferme définitivement en 1981) permet à un petit élevage local basé sur la production de lait de se maintenir encore quelques années.
Il est encore possible de collecter quelques témoignages des pratiques de l’élevage ‘domestique’, ou ‘familial’. Deux exemples permettent de s’en convaincre.
Le premier rappelle qu’au retour de l’évacuation de juin 1940, les Saint-Martinois n’avaient pas oublié de se disputer la possession du bétail. La grande confusion ayant régné lors de l’évacuation, non pas tellement en ce qui concerne les populations des villages de la ligne de front, mais plutôt, justement, au sujet des animaux. Moins bien encadrés, nombreux avaient été ceux qui s’étaient égarés, entre Lantosque et la plaine du Var. Et de fait, au retour, certains n’avaient pas été retrouvés. Une personne mal intentionnée avait ainsi tenté de s’approprier les trois vaches de Jean-Baptiste FERRIER. Celui-ci, malgré les exagérations véhémentes de son contradicteur du jour, attendait de passer devant son étable, au quartier Nantelle, à 2 km avant le village. Et ce qui devait arriver… les trois bestiaux, retrouvant naturellement le chemin de leur étable, y entrèrent d’elles-mêmes, sans aucune contrainte, laissant sans voix celui qui espérait en spolier le véritable propriétaire…
Un autre témoignage, plus étonnant encore pour celui qui ne connaît pas intimement le fonctionnement des animaux mêlés dans un troupeau communal, eut pour cadre le pâturage de l’Authion, alors même que les Allemands y stationnaient. Après s’y être repliés avec ordre de tenir l’accès à la Roya et au-delà du Piémont , ils confisquèrent les troupeaux rencontrés et s’en approprièrent les fruits : le lait et la viande. Parmi les populations spoliées, celle de Fontan, dont l’un des membres se prit de colère contre ce sort qui le privait d’une ressource vitale en ces périodes troublées. Contre toute attente, il n’hésita pas à gagner les contreforts des alpages pour y interpeller l’un des gardes militaires du troupeau. Il espérait récupérer ses deux bestiaux… Le militaire, visiblement surpris par tant d’imprudence ou de courage, accepta de lui répondre, tout en imaginant qu’il n’y avait aucune chance pour que le pauvre homme puisse récupérer ses animaux, perdus parmi les quelques centaines qui paissaient sous sa garde. Mais une fois de plus, la pratique du troupeau fit des miracles. Ayant reçu l’accord du soldat, notre brave homme siffla ses animaux, qui, à l’entente du signal connu, se portèrent rapidement à la rencontre des deux hommes. Notre fontanais repartit avec son bien…
Ces deux anecdotes rendent concrètes les méthodes d’élevage au quotidien, le rapport intime qu’induit la pratique qui s’est depuis perdue pour le plus grand nombre. Seul l’éleveur la connaît encore, alors qu’elle faisait partie d’une culture collective très largement répandue.
Les années de la Prospérité sont fatales à l’élevage traditionnel, qui a pourtant tenté de se maintenir en s’adaptant à la modernité par la mise en place de nouvelles pratiques, de nouveaux objectifs. Dans un même temps, la nature même de l’élevage a évolué radicalement. S’amenuisant, sans pour autant disparaître, l’activité se ‘professionalise’ entre les mains de quelques unités d’élevage. Trop peu nombreuses désormais pour utiliser la totalité des pâturages disponibles et lentement mis en valeur durant les siècles passés, les milieux commencent à se refermer dès les années 1960. Pourtant, le surpâturage reste possible, car les animaux se trouvent concentrés sur des espaces bien plus restreints. La déprise agricole dans les montagnes des Alpes-Maritimes complète cette évolution.
Aujourd’hui, et depuis une vingtaine d’années, une nouvelle forme d’élevage s’est imposée. Elle est basée sur de petites unités productives regroupant pour les bovins et les caprins au plus quelques dizaines de têtes, pour les ovins quelques centaines, rarement quelques milliers, sinon pour ceux qui participent encore à de longues transhumances. À ce jour, 170 éleveurs se partagent les 88 unités pastorales répertoriées dans le cadre du Parc National du Mercantour (données qui incluent aussi les territoires de l’Ubaye et du Haut Verdon, au-delà de notre seule aire d’étude) . C’est d’ailleurs les troupeaux transhumants d’ovins qui forment l’essentiel de la charge des alpages du Cœur de Parc. L’élevage autochtone est aujourd’hui minoritaire, et permet à quelques exploitations de vivre tant bien que mal.
Si ces dernières années quelques communes ont investi pour aménager une partie de leurs alpages et permettre ainsi aux éleveurs qui les fréquentent de bénéficier de progrès (cabanes « modernes », mise au normes européennes des fruitières, améliorations sanitaires et accès à l’électricité photovoltaïque…), l’ensemble n’est pas significatif d’un réel confort et bien des pâturages restent sous équipés ou ne bénéficient que d’installations archaïques. Il faut sans doute en faire porter la responsabilité à la fois à la faiblesse des finances communales, mais aussi à la perte réelle d’importance de l’activité pastorale pour l’économie locale. L’exemple des cabanes du programme Life en est significatif. De provisoires, elles sont souvent devenues permanentes, en interdisant toute vie sociale par leur exiguïté . De plus, leur ‘vieillissement’ est le plus souvent déplorable.
Dans les montagnes des Alpes du Sud, au début du XXIe siècle, la vie du berger en alpage reste dure, peu propice au développement et peu incitatrice à l’installation de jeunes exploitants. De plus, elle est bouleversée par le « retour du loup », malgré la mise en place d’un accompagnement spécifique à cette nouveauté (primes compensatrices des prélèvements du prédateur, formations, adjonctions d’aide-bergers, subventions pour l’acquisition des chiens patous de garde…) qui s’avèrent à l’expérience inopérantes. À tel point qu’aujourd’hui, il de la plus extrême urgence d’apporter une véritable solution aux bergers sous peine de voir à terme proche la disparition de cette activité fondatrice et culturelle de l’espace alpin.
Quand on s’attache aux espaces d’alpage, la fermeture des milieux, déjà évoquée, porte un grand préjudice à la continuité de l’exploitation, et à la communication entre les unités pastorales. La reconquête des milieux de pâturage est devenue une nécessité et certaines communes ont pu lancer des programmes en ce sens.
Il peut y avoir pourtant un avenir à l’activité pastorale. Directement, grâce au rôle enfin reconnu de l’éleveur comme « créateur de paysage » qu’il est le seul désormais à savoir et pouvoir entretenir. À cette reconnaissance « paysagère » s’adjoint celle de la conservation des milieux de pâturages, propice à la diversité biologique, à la conservation de biotopes originaux et d’une grande richesse.
Ou plus prosaïquement encore avec la possibilité qui est donnée aux éleveurs d’obtenir une valeur ajoutée importante à leur travail par la réalisation de fromages fermiers (en suivant le développement de l’agriculture et des produits estampillés biologiques, commercialement très porteurs), à condition de mettre en place une vente directe de la production familiale. Ainsi, a-t-on pu voir ces dix dernières années apparaître de véritables magasins destinés à cette forme de vente, non plus sur l’exploitation mais dans les principaux villages (privés comme à La Bollène ou Saint-Martin-Vésubie, collectif avec la Maison de Pays de l’Ubaye…), et une participation plus importante des producteurs aux petits marchés locaux qui se sont eux-mêmes développés.
Le maintien de l’exploitation et la création d’emplois est alors possible, tout comme la valorisation touristique du produit (on se rappelle de la création de l’appellation « Tomme de la Vésubie », de la valorisation de la brousse, voire du brous qui donne un caractère profondément authentique au produit) mais méritent d’être accompagnés, tout comme l’histoire démontre qu’ils l’ont été à chaque progrès. Ainsi pourra-t-on soutenir la véritable volonté du visiteur de découvrir l’originalité et le caractère du lieu.
Alors, que reste-t-il de l’histoire de l’élevage dans le Haut Pays niçois. Pour reprendre une citation de CARRIER , « l’élevage n’est pas la vocation naturelle des montagnes… il n’a acquis la prédominance dans certaines vallées qu’à la suite d’une évolution complexe ». Et dans ce cas, « à partir du moment où l’élevage n’est plus considéré comme la vocation de la montagne ni l’estivage comme une pratique hors du temps, est-on si sûr que les sites de haute montagne considérés comme pastoraux le sont bien ? » . Cette double affirmation rend compte de la complexité du sujet. Il convient donc de développer des études « en profondeur », monographiques, nécessaires pour que l’ensemble de ce territoire soit considéré au travers d’un même regard, car il offre avant tout une forte diversité de situations.
Une deuxième règle peut être avancée. L’élevage, contrairement à la présentation que l’on en a le plus souvent dans notre société urbanisée, n’est pas un phénomène immuable, figé. Il a régulièrement évolué, et souvent de manière radicale. Le regard de l’historien, commandé par l’état de la documentation disponible, donne souvent l’impression d’une nature figée, ou au contraire, de « bonds en avant » qu’il doit expliquer. Je suis plutôt tenté de dire que l’évolution fut progressive, souvent contradictoire, qu’il y eut des tentatives qui n’aboutirent pas avant qu’un modèle que nous appelons de manière inappropriée « traditionnel » ne s’impose.
Notons ensuite que les modes d’élevage furent différents suivant les lieux et les périodes considérés. Ils devaient être à la fois le produit des sites sur lesquels ils se développaient (d’où l’importance de l’aspect topographique) mais aussi celui de la société qu’ils ont généré ou dont ils dépendaient. C’est l’aspect sociologique qu’il faut sans cesse prendre en considération.
Si cette étude laisse une large place à la Vésubie et en particulier à Saint-Martin, c’est avant tout parce que la micro-histoire de l’élevage reste à faire pour la grande majorité des communautés villageoises avant de pouvoir développer et argumenter les éléments d’une synthèse plus large sur le sujet. Mais aussi que tous les sites d’alpages, aujourd’hui généralement répertoriés, même s’ils ont été parcourus, n’ont pas fait l’objet d’études approfondies.
Enfin, au-delà de la simple étude historique, faisant appel à la documentation écrite, à celle, ethnologique, en partie développée à base de témoignages dont nous connaissons l’importance sans pour autant la surestimer, la recherche archéologique n’en est qu’à ses débuts dans le massif du Mercantour , et nous apportera d’importantes informations sur le sujet.
Cet article est pourtant nécessaire, à un moment de transition, et a nécessité la relecture de la documentation ancienne et l’intégration des résultats des recherches récentes, sur un espace suffisamment vaste et sur la longue durée, pour offrir une base de travail accessible à tous.
Et pour rappeler l’injonction de Nadine VIVIER, « il faut rejeter tout modèle préconstruit et donc respecter tous les faits, n'en écarter aucun, surtout pas ceux qui ébranlent l'idée que l'on se faisait ; … s'interdire d'extrapoler, aussi bien dans le temps que dans l'espace … de tenir compte d'une chronologie fine, de ne pas confondre les situations, même à une génération d'intervalle... la diversité régionale ne peut être gommée … il est indispensable de multiplier les sources d'information afin de les confronter et d'y ajouter une mise en perspective historiographique » .
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SUMÉRA Franck et GEIST Henri « Exploitation de la haute montagne du Mercantour et impact sur l’environnement depuis l’âge du Fer. Étude de cas : l’exemple du vallon de Millefonts, commune de Valdeblore (Alpes-Maritimes), in Archéologie de la montagne européenne, Actes de la Table Ronde internationale de Gap (29 septembre – 1er octobre 2008), textes réunis par Stephan TZORTZIS et Xavier DELESTRE avec la collaboration de Jennifer GRECK, Errance, Centre Camille Jullian, 2010.
BRISSET Élodie Dynamiques et destabilisations d’un géosystème d’altitude depuis 5000 ans. Forçages climatiques et anthropiques reconstruits à partir des données sédimentologiques, géochimiques et polliniques d’un lac du Mercantour (Lac Petit, commune de Valdeblore), Mémoire de Master II, Sciences de l’Environnement Terrestre, spécialité recherche « Géosystèmes – Géomorpologie et risques naturels », Université de Provence, Aix-Marseille 1, juin 2010
In Patrimoine du Haut Pays n° 11, pp. 141-167
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