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La terre de Roquebillière en 1765. Étude sociale et spatiale du cadastre

La terre de Roquebillière en 1765. Étude sociale et spatiale du cadastre

La terre de Roquebillière en 1765.

Étude sociale et spatiale du cadastre

GILI Eric
Professeur d’Histoire Géographie au Collège de la Vésubie
Chandolent@gmail.com


Les communautés villageoises installées dans la montagne niçoise ont tout naturellement cherché, au Moyen Age et sans doute déjà bien avant, à utiliser les ressources de l'agriculture. Bien évidemment, il leur était plus abordable de mettre en valeur les terres qui semblaient offrir le meilleur potentiel productif, dans les fonds de vallées et sur les plateaux fluvio-glaciaires. Quitte à rechercher, face aux nécessités conjoncturelles ou spatiales, à obtenir quelques productions sur des territoires plus ingrats :
Celles de l’agriculture et tout particulièrement de la céréaliculture vivrière, parfois, quand l’altitude et l’exposition le permettent de la viticulture qui correspond à une production déjà plus spéculative ;
Celles de l'élevage qui utilisait les alpages disponibles, gérées selon des méthodes communautaires, et les terres vaines jusqu'à des périodes très récentes, mais qui, déjà, n’interdisent pas d’imaginer, pour certains, de s’enrichir ;
Celles de la forêt qu'il convient de protéger des exactions multiples dont elle est la victime récurrente et d’en conserver le profit pour le bien de la Communauté...
Le système ainsi décrit correspond à l’essentiel de l’activité économique présente dans les montagnes niçoises depuis le XIVe s jusqu’au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Il existe à l’évidence des éléments interactifs qui influent ce système économique. Ils apparaissent quand il est possible de préciser le mode d'organisation sociale présent dans ce territoire. Ces constructions sociales ont su devenir pérennes malgré les intrusions exogènes. Comme par exemple quand l'État s’immisce dans les modes de gestion des communautés locales et y impose progressivement de profonds bouleversements administratifs. C’est aussi le cas avec l’intrusion des guerres dans les villages, qui sont autant d’éléments structurants ou déstructurant selon les cas... l’histoire de ces relations, de leur poids et de leurs conséquences reste en grande partie à écrire.
C’est dans le même ordre d’idées que cet article cherche à proposer une première approche de ces phénomènes. Il s’attache à caractériser cette histoire en proposant, pour cela, une démarche explicative des interactions homme-environnement en s’appuyant sur des ressources se rapportant au territoire des Communautés alpines.

Le cadre de cette étude est la montagne niçoise. Mes travaux m’ont amené à considérer dans un premier temps l’occupation des sols de la commune de Saint-Martin-Vésubie à partir du cadastre dit « Napoléonien », daté de 1874 pour ce village, pour l’étendre ensuite aux villages voisins. La problématique générale du sujet permet de poser la question des rapports de « généalogie » des patrimoines familiaux avec la structure sociétale du village. Ces patrimoines sont considérés à la fois sous l’angle encadrant de la Communauté villageoise et de celui des familles en s’attachant à les différencier selon les lignages différents.
Pour approcher ces patrimoines, cette étude m’a amené à analyser les livres terriers et matrices cadastrales antérieurs à la Révolution française, avec la particularité, pour Saint-Martin-Vésubie (comme pour Saint-Étienne de Tinée) de posséder un « cadastre » de la fin du XVe s.
Pour débuter cette présentation, il me paraît nécessaire de bien s’entendre sur le vocabulaire que j’emploierai : matrice cadastrale, état de section, de livres de mutations, terriers, censiers, voir cabraïo . Ce dernier terme existe également en Roussillon . Il provient d’une déformation du latin caput breve, qui signifie « courts chapitres » et fait référence à un inventaire de biens fonciers.
Si tous ces termes ont en commun de se référer à une description des biens fonciers des familles, pris dans un but fiscal, leurs natures et leurs utilités diffèrent sensiblement selon les cas.

Le plus connu des inventaires fonciers, car la plus proche de nous, est celui de la ‘matrice cadastrale’. Il s’agit d’un répertoire des biens d’un propriétaire qui fait état de leur nature, de leur superficie, de leur imposition en rapport avec leur qualité productive estimée et surtout d’une date d’entrée et d’une date de sortie du patrimoine familial, dans le cas où celui-ci aurait été hérité, acheté ou vendu... Sa première vertu est de permettre une analyse dynamique d’un territoire qu’il représente spatialement.
‘L’État de Section’ est le document initial permettant de former la Matrice. Comme son nom l’indique, l’entrée n’est plus le nom du propriétaire mais le numéro de parcelle. Il est classé par section cadastrale (A, B, C…) et par numéro d’enregistrement inscrit de manière séquentielle et donnant son numéro à la parcelle. Nous pouvons considérer qu’il s’agit d’une image fixe d’un territoire à un moment donné.

Cet état de section et cette matrice font référence à un plan cadastral réalisé de manière systématique pour l’ancien Comté de Nice à partir de l’Annexion française. L’ensemble est appelé un peu improprement « Cadastre Napoléonien », car il fait référence à la première campagne de cadastration générale qu’avait initié le 1er Empire. Certaines communes du haut pays ont fait l’objet, à cette époque, d’une première tentative de couverture cadastrale. Roquebillière, par exemple, possède la matrice de cette cadastration, mais le plan n’a semble-t-il jamais été réalisé . Par contre, Lantosque, commune voisine, possède à la fois la matrice et le plan. Pour Saint-Martin, seule la division en section l’a été, les géomètres n’ayant pu visiblement aller plus loin...

Les ‘livres de mutations’ sont des documents intermédiaires dont l’utilité était grande quand la matrice moderne (ou donc « Napoléonienne ») n’existait pas. Elle était renseignée à chaque transfert de propriété et faisait état de la nature du bien concerné (un champ, un pré…), de son origine (l’ancien propriétaire) et de sa destination (le nouveau propriétaire). Qu’il soit vendu, transmis par héritage, divisé, parfois même remembré ce qui n’est pas exceptionnel, une mention était portée dans le livre tenu par le notaire du village. Bien entendu, la précision du document est essentiel et découle de la qualité de sa tenue. Il pouvait donner lieu à vérification, ou complément d’informations grâce à l’institution de l’Insinuation, créée dès 1614, date à laquelle était instauré le Sénat de Nice. Cette fondation, la deuxième des États de Savoie (après le Sénat de la capitale, Turin), avait pour rôle celui d’une Chambre haute de Justice, mais avait également vocation d’enregistrer les actes royaux, et plus prosaïquement et quotidiennement les actes notariés passés dans toutes les minutes de sa juridiction. Il existe encore aujourd’hui une somme considérable d’informations qui peuvent être tirées des centaines de recueils qui composent ce fonds. Comme il n’a pas encore été indexé, seulement inventorié par les Archives départementales (ce qui est déjà un travail considérable), sa consultation est rendue problématique et la recherche d’information relativement aléatoire, sinon chronologiquement, si l’on en connaît la date ou du moins la période. La difficulté est donc bien renforcée par son ordre d’enregistrement, séquentiel et non pas thématique ni géographique…

Viennent ensuite les ‘terriers’. Leur origine est médiévale. Il en existe, à ma connaissance, deux exemplaires de cette époque, l’un concernant Saint-Étienne de Tinée, l’autre Saint-Martin-Vésubie, tous deux datés de l’extrême fin du XVe s. Ils sont issus d’un « perfectionnement de l’administration seigneuriale » . Dès cette époque, ces documents possèdent « une valeur probatoire » et peuvent être opposées en justice. Ils sont pour cela enregistrés par des notaires régulièrement reconnus par l’autorité comtale. Leur rôle est d’authentifier l’acte en y apportant leur sceau, le sigillé représenté par une signature particulière où se retrouvent la croix et les initiales du notaire accompagnés de formes géométriques et d’entrelacs.
Pour bien comprendre le mode de réalisation du terrier, je suivrai la présentation de Gabriel Fournier quand il explique qu’il s’agit d’une « adhésion et une participation active des tenanciers » à ces inventaires. De fait, le document est réalisé à partir d’une déclaration volontaire, elle-même soumise à la vérification de chaque propriétaire voisin. Ce qui en assure l’exactitude. Il se rapporte aux biens fonciers de l’ensemble d’une population villageoise, d’une Communauté (ou mieux, d’une universitas selon le terme médiéval). Il permet de former l’assiette locale d’imposition, évaluant la valeur des biens et précisant leur alivrement, c’est à dire leur taux d’imposition.
Cet exemple oblige à poser la question du mode d’imposition des villages du Haut Pays. Contrairement au cadastre moderne, le bien n’est pas imposé sur sa valeur intrinsèque. Il n’en est que la base. Aux XVIIe et XVIIIe s, c’est l’État moderne qui décide du niveau d’imposition auquel sera soumise la Communauté. Le roi demande à sa province du Comté de Nice de verser une somme globale au Fisc. C’est ensuite à l’Intendant, son représentant dans la province, de fixer la côte part de chaque communauté. Le système s’est perfectionné à la suite des grandes enquêtes que ce haut fonctionnaire a fait réaliser. Nous en connaissons les deux principaux artisans : Pierre Méllarède (1697) et Gaspard Joaninni (1755). Leurs travaux ont permis une répartition plus « égalitaire », si l’on peut dire, de la participation de chaque village en se basant sur une même enquête, sensée donner des résultats homogènes. C’est à la Communauté villageoise, ensuite, qu’il revient d’assurer la répartition de l’imposition, en s’appuyant pour cela sur le livre terrier. Une simple proportion permet à chacun de connaître son imposition réelle, variable chaque année… Cette démarche explique que ce soit la Communauté qui soit à l’origine de la confection du terrier, qu’elle finance (son coût est très élevé, souvent prohibitif), quand elle juge nécessaire la dépense, après avoir constaté le dysfonctionnement de la répartition du prélèvement fiscal comparé à la réalité de la propriété foncière locale devenue trop criante. Ou quand l’État l’impose, malgré de visibles et compréhensibles réticences à procéder à sa réfection.

Le ‘terrier’ se rapproche, par sa forme, à la fois de l'état de section dans la mesure où il n’est pas évolutif, et de la matrice car il répertorie par le menu l’ensemble des biens fonciers d’un propriétaire. Par contre, les ‘parcelles’ sont inscrites non pas dans un ordre numérique, mais plutôt à partir d’une organisation plus ou moins hiérarchique, partant de l’exploitation la plus importante pour terminer généralement avec les jardins et/ou chènevières du propriétaire. Il revient au notaire de rendre compte de l’évolution des propriétés grâce aux livres de mutations. Les plus anciens connus en Vésubie sont ceux de Lantosque, dès 1617.
Le terrier ne s’appuie malheureusement pas pour nous sur un plan, comme c’est le cas pour les communautés du Piémont quelques années plus tard, et de la Savoie entre 1728 et 1738. Si le Comté de Nice n’a pas été doté d’un tel outil, c’est avant tout, selon Alain Botaro, « parce que les Niçois cherchaient à repousser l’intrusion de l’État dans leurs affaires communales ». Seule la commune de Rimplas a été dotée d’une mappe, un document d’une excellente qualité , datée, semble-t-il, de 1785…
L’effort cartographique des états de Savoie est pourtant conséquent depuis quelques décennies. Vient en effet d’être réalisé le premier « relevé général des états de Sa Majesté », en 1765 par Jean-Thomas BORGOGNIO, l’auteur plus connu du Teatrum Sabaudiae. Cette démarche s’inscrit dans une volonté déjà ancienne du roi de Sardaigne qui, créant le Bureau des ingénieurs topographes dès 1738, cherchait à mettre en place un outil utile pour répondre aux multiples besoins de connaissance du territoire, à diverses échelles. Il devenait donc indispensable de posséder une projection planifiée de l’espace sur lequel portait son autorité, qu’il s’agisse de confins, de villes ou même de communes.

Le ‘censier’ a une toute autre vocation, même si sa forme est souvent la même que celle du terrier. Il s’agit d’un livre de reconnaissances, elles aussi volontaires, qui fait état des biens exploités, directement ou indirectement, par des tenanciers. Ces reconnaissances portent sur des terres qui sont cessibles, qui peuvent ‘muter’ soit par voie d’héritage, soit en étant vendus, sans que ces mutations ne leur fassent perdre leur nature servile, selon le terme employé alors. Car ces terres dépendent d’un ‘seigneur’. Mais cette notion peut également paraître ambiguë. Il peut s’agir d’une seigneurie telle que celles déjà présentées de la Madone de Fenestres ou de Gordolon. Mais il peut tout autant s’agir de celle tenue par un particulier, comme en possède le Comte GARAGNO, titulaire de l’inféodation de Roquebillière . Il est également possible de recevoir le bénéfice de ces cens sans pour autant porter le titre comtal, surtout à partir du milieu du XVIIe s. Il s’agit là d’une caractéristique propre à la notabilité villageoise. Enfin, il existe des seigneuries qui ne sont que des personnes morales, comme les Confréries de pénitents, les Chapellenies, Aumônes et autres Bénéfices (qu’ils soient ecclésiastiques ou ne le soient pas). Ces terres échappent à la propriété privée, généralement celle de l’exploitant, mais conservent une propriété éminente, répondant à l’ancien adage « qu’il n’y a pas de terre sans seigneur ». La transmission d’une terre à cens doit s’effectuer en toute connaissance de cause pour l’acheteur. Le cacher semble d’ailleurs impossible tant les notaires sont précis et attentifs à la nature des terres qui circulent sur un marché remarquablement restreint. Il y a là aussi une piste d’études intéressante ... Ces mutations, sous forme emphytéotique, peuvent être l’occasion d’un ‘rachat’ du bien par le seigneur. Celui-ci possède un droit dit de ‘prélation’, qui lui permet de récupérer la terre dont il est question en versant un prix inférieur à celui de l’estimation. Il correspond en partie à notre droit de préemption, qu’exercent les Communes à certaines occasions. La prélation est traditionnellement fixée à 5 sous en dessous du prix régulier. Il s’agit vraisemblablement d’une possibilité de reconstituer ce que l’on pourrait appeler la ‘Réserve seigneuriale’, de la replacer entre les mains du seigneur naturel, mais il faudrait pour plus de certitude interroger les juristes pour établir la filiation de ces droits. Malgré ces différenciations formelles, le livre terrier est, dans les faits, le plus souvent synonyme de censier.

Alors, pourquoi étudier un livre cadastral, ou terrier, du XVIIIe s., par nature document fiscal, ayant une finalité estimative, à l’opposé du représentatif ? Il y a à cela plusieurs raisons.

Les différents fonds d’archives correspondant à ce thème, très nombreux dans la Vésubie comme dans toute la montagne niçoise, offrent à la fois une masse documentaire remarquable et une diversité typologique importante. Par contre, la caractéristique de la Vésubie, qui a été entre le XIVe et le XVIIIe s. l’une des plus importantes artères de circulation des états de Savoie vers la mer et inversement depuis celle-ci jusqu’au Piémont, lui donne un caractère plus particulier. Cette caractéristique semble lui avoir apporté une prospérité toute relative, certes selon nos critères, mais bien réelle si on la compare aux fragilités économiques décelables dans d’autres vallées, ne serais ce qu’avec la Tinée, le Var et ses plus petits affluents, ou même l’Estéron dans lesquelles j’ai pu effectué un certain nombre de sondages d’archives. Peut-on alors y déceler des mutations foncières plus actives qu’ailleurs, caractérisant un marché plus dynamique, une circulation monétaire plus importante ? Ou est-ce justement l’inverse, l’acte notarié palliant au manque de numéraire ? Cela reste à étudier à une échelle plus large que la simple communauté villageoise des XVIIe et XVIIIe s.

Dans le détail, chaque village possède un fonds documentaire capable d’éclairer l’étude de son territoire. Pour Belvédère, sont présentes les matrices de 1614, de 1660, de 1694 et de 1702, des traces de celle des années 1750… mais aussi des livres de mutation de 1706 à 1774, au total quatre volumes, complétées par un pseudo-registre de 1780-1792.
À La Tour sur Tinée, la commune a conservé la matrice cadastrale de 1812.
C’est également ce qu’a fait Lantosque (matrice de 1807), accompagnée de son plan. Pour cette commune, nous possédons également une série de livres de mutations de propriétés depuis 1617-1632, puis 1641-1668, 1695-1712, 1734-1766, 1774-1792.
Notons qu’il n’est pas aisé d’identifier sur plan et sur le terrain les propriétés qu’indiquent les livres de mutations. Il paraît donc impératif de posséder un descriptif complet, le plus exhaustif possible des terriers. Mais il faut pour cela qu’ils représentent une suite suffisamment cohérente et s’étendant sur une période importante, représentant les propriétés avant et après la suite des livres de mutations.
Saint-Martin possède une série de documents originaux par leur nature. En premier lieu une continuité remarquable des censiers de la Madone de Fenestres. Le plus ancien remonte à 1476, et peut-être rapproché du livre terrier ou cadastre que Jean-Paul Boyer pense dater approximativement de 1490. Viennent ensuite les censiers de 1662 et 1675-1683 puis de 1734. Il est possible de rapprocher les suites de propriétés énoncées dans ces censiers de celles présentes dans les cadastres de 1702 et 1760. Ils apportent des informations nécessaires à la compréhension de la propriété foncière. Les livres de mutations ont été conservés de 1726 à 1753 puis de 1766 à 1827. Ils représentent une suite d’une centaine d’années, qui permet de limiter les lacunes possibles des transferts de propriétés, et qui révèle un taux intéressant de correspondances.
Pour Utelle, nous ne possédons que des livres de mutations du XVIIIe s.
Les archives de Valdeblore sont encore moins riches, et ne renferment qu’un cadastre, en très mauvais état, daté de 1765.
Il en va quasiment de même de Venanson, qui n’a conservé qu’un livre de mutations couvrant la période 1783-1827. Mais il m’a été possible de connaître l’existence d’un livre terrier qui semble être celui de 1702, conservé chez un particulier.

Roquebillière enfin, possède une suite très cohérente et variée de documents. La série débute avec un livre terrier de 1688, suivi de celui de 1702 puis de celui de 1765. Entre temps, nous possédons le censier du Comte GARAGNO et le cabraio de la Madone de Gordolon de 1718, tous deux déjà cités. L’ensemble permet sans doute, si on y ajoute la seigneurie des Hospitaliers, désormais appelés Ordre de Maltre (depuis 1530), de prendre en compte la totalité du territoire, en faisant la part des différentes seigneuries.
Les livres de mutations, enfin, débutent avec le cadastre de 1688 jusqu’en 1708 pour le premier registre. Le second débute en 1727 et se termine en 1765. Un troisième registre couvre la période suivante jusqu’en 1784, et un dernier jusqu’en 1794, quand l’administration française prend la suite. Au final, une suite quasi continue entre 1688 et 1794, qui donne, en croisant les différents documents cadastraux, une image cohérente et satisfaisante de la propriété sur le territoire de Roquebillière.

Ce descriptif démontre qu’il s’agit là d’une source fondamentale pour la connaissance des territoires et qui induit, grâce à la « généalogie documentaire » qu’ils réalisent, la possibilité d’appréhender les interactions entre la société et le milieu, entre l’occupation des sols, l’exploitation et la pression anthropique entre la fin du XVIIe et le début du XXe s.

Pour en préciser les axes, je ferais référence au colloque refondateur de Paris (23-25 septembre 1998) . Il préconise, pour chaque thèmes d’études, des méthodes d’analyses quantitatives. Pour cela, il convient dans un premier temps de procéder à un relevé exhaustif de la source, mise en base de données, après avoir réfléchi à une formulation particulière des champs à documenter. On s’attachera pour cela à la nature de la source : nom du propriétaire, identification, localisation du bien, nature du bien, sa superficie, son imposition, ses confronts de voisinage à l’est, au nord, à l’ouest, au sud… ; puis dans un deuxième temps, celui de l’analyse (qui s’effectue à partir de classifications diverses…), en y rajoutant autant de champs qu’il sera nécessaire. Pour réaliser une base de ce type, ouvrant sur la technologie SIG, il convient de toujours garder en mémoire le caractère évolutif qu’il convient de donner à l’outil analytique.
Mais pour ne pas stériliser la démarche par un apport certes massif mais au final un peu répétitif de méthodes technologiques, j’ai proposé, pour tenter de comprendre quelles sont les caractéristiques successives de ces interactions, de faire porter un regard micro-hist

Il convient alors, à mon sens, d’introduire des données à caractère social et généalogiques en y apportant la dimension de la longue durée, y restituer la valeur humaine des échanges et des relations considérées à divers échelles (parentèle, voisinages, confraternités… sociabilités de tous genre). Et quand cela s’avère possible, d’y adjoindre la dimension économique des échanges. Cette démarche me semble pouvoir permettre l’identification des moments propices à l’analyse, qui peuvent alors devenir des révélateurs de l’impact de l’action de l’homme sur son milieu. Il me paraît par ailleurs possible de coupler cet ensemble de démarches avec le programme d’études développé par le groupe de recherche de l’AMONT concernant le village de Saint-Martin-Vésubie .

Avant d’introduire cette démarche, il m’a paru intéressant de dresser les principaux constats initiaux amenant à problématiser l’étude. Plusieurs pistes peuvent être explorées :

  • La rapide disparition des structures médiévales des castra dont il ne reste que peu de traces. 

Si l’on se réfère aux grandes enquêtes des Comtes de Provence, Pouillés et autres inventaires des droits, la fin XIIe et le début XIIIe s. ont marqué le début d’une recomposition territoriale majeure pour notre territoire. Elle est essentiellement due à la disparition d’anciens castra, une dizaine rien qu’en Vésubie , pour ne plus laisser subsister que les 7 villages connus de nos jours. Pensons à la Manoïnas dont le site nous est de nos jours encore inconnu ; les reliques des castra des hameaux de Loda et Saint-Colomban sur la commune actuelle de Lantosque ; la disparition du « village » de Gordolon à la fin du Moyen Age et le partage de son territoire entre les communes voisines ; les déplacements légendaires du village de Roquebillière ; ou même l’abandon du « village » de Saint-Nicolas d’Andobio au profit du « village neuf » de Saint-Martin-Vésubie… La profusion des exemples démontre l’importance du phénomène.
Il y a un deuxième mouvement, dont une partie doit être contemporaine et sans doute s’étendre, dans une chronologie mal établie, jusqu’au début du XVIe s. qui marque l’apogée du phénomène (et parfois même jusqu’au début du XVIIe s.), qui se caractérise par un déplacement des habitats principaux, osons parler des villages. C’est le cas pour Belvédère en Vésubie, mais aussi de Bairols en Tinée, ou de Malaussène dans la moyenne vallée du Var, et sans doute de bien d’autres villages encore, qui connaissent un « déperchement » évident de l’habitat vers un site plus propice, dont les caractères attractifs restent à établir.
Ces mouvements importants de l’habitat principal ont induit naturellement de profonds changements de la perception du territoire, dans son exploitation. On peut imaginer qu’il s’est également agit de transformations de natures. La dimension spatiale des déplacements quotidiens est également à prendre en compte pour bien comprendre l’importance que pouvait revêtir chacun des quartiers d’exploitation : le temps de déplacement vers les différents quartiers, leur éloignement de l’habitat principal, et même la création, l’entretien et le développement du réseau viaire, d’autres encore, sont autant d’éléments à prendre en compte dans la perception du territoire.orique sur la base créée.

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  • Une recomposition constante des structures de l’habitat (construction, agrandissement, élévation…), à l’échelle de la génération, qui s’exprime dans chacun des villages peut aussi apporter des indications sur les abords immédiats des agglomérations. La mise en place de murailles protectrices et leurs transgressions régulières exprime de micro-transformations qui peuvent peser sur l’espace des jardins installés « sous les murs », si fragile et si important dans l’économie domestique. C’est aussi le rôle des places publiques qu’il conviendra d’expliciter, leur importance semblant liée au mode de fonctionnement des communautés villageoises qui ont besoin d’espaces libres pour se réunir et le font généralement hors de la ville. Ces sortes de forum ont tendance à se déplacer de siècles en siècles, selon les besoins, et peuvent être considérés comme des indicateurs du développement urbain. Mais conservons en mémoire qu’inversement, ils ne signalent pas les phases de rétraction du paysage urbain qui n’ont pas manqué d’exister dans le temps long.
  • Un moment important est décelable dans l’architecture des villages entre le XIVe s. et le début XVIIe s. Ce sont les indices visibles sur les façades des bâtiments de l’élite : l’apparition de décors, de linteaux sculptés parfois gravés, souvent armoriés, qui indiquent la présence et l’importance de ces notabilités villageoises (qui peuvent parfois correspondre à celle de l’ancienne classe des « chevaliers »). Ils impliquent un mode de gestion de l’espace dominé, produisant des surplus économiques socialement valorisables, un affichage ostentatoire de la puissance des familles qui bénéficient de modes d’échanges enrichissants. Il conviendra de les préciser, en amont au niveau de la production, en aval au moment de la commercialisation... les questionnements de mise en perspective de ces phénomènes sont multiples…

Ces remarques préliminaires posées, ces premières pistes impliquent-elles les mêmes changements pour les structures rurales, pour les espaces d’exploitation ? Quelle approche peut-on avoir de l’espace agricole restructuré régulièrement sur le long terme ? Quelles « respirations » de l’espace productif peut-on encore déceler ?

La démarche régressive, à partir du cadastre « Napoléonien » a nécessité le relevé exhaustif de l’état de section de 1874 de Saint-Martin-Vésubie. Il m’a paru nécessaire de procéder au même type d’analyse pour les matrices cadastrales et livres terriers de l’époque moderne. Enfin, il est important de ne pas oublier la documentation éparse se référant aux seigneuries présentes dans la montagne niçoise sous peine de se priver d’une masse considérable d’informations concernant principalement les meilleures terres dans les différents territoires. Elles peuvent receler des indices rappelant l’organisation de structures spatiales disparues du moins en partie.

Les analyses donnent une représentation de l’occupation de l’espace mettant en évidence les liens consistants et inévitables qui existent entre milieu et société. Une série d’indices peuvent être pris en compte de manière préalable pour permettre des entrées variés de l’analyse du territoire :

1. Les maisons rurales : peu nombreuses, socialement marquées, structurellement originales dans le paysage bâti contemporain, et qui induisent l’organisation du territoire proche et de modes de productions caractéristiques.
2. Le hameau et son territoire : il en va de même pour cette autre structure d’habitats isolés, considéré sur une échelle plus large.
3. L’aménagement des canaux : il correspond à des phases particulières de mises en valeur des espaces agricoles, dans un double mouvement, celui de l’intensification du réseau et celui de son étagement. Il faut y voir également des natures différentes, celles d’une « propriété » réduite, et celles d’une vaste propriété, pouvant réunir plusieurs dizaines d’exploitants et d’hectares irrigables.
4. Céréales, châtaigniers (plus en aval l’olivier), chanvre… autant de cultures qui impliquent des aménagements spéciaux du territoire et qui y ont laissé des traces pérennes. De vastes espaces gagnés à la culture pour les céréales, plateaux fluvio-glaciaires mais aussi étroites faïsses à des altitudes inattendues ; des vallons improductifs progressivement consacrés aux châtaigneraies aux véritables vergers installés sur des terroirs propices et aux arbres isolés occupant les ribe le long des canaux d’irrigation. Quelques arbres remarquables existent encore de nos jours, cumulant plusieurs centaines d’années d’existence (sans doute plus de 500 ans pour les plus importants) ; les tine de rouissage, chènevière universellement représentées le long des ruisseaux et rivières dans toutes les communautés villageoises donnant lieu à une pratique pré-industrielle productive pour le marché local et pour l’exportation. D’autres exemples peuvent sans doute être traités de la même manière.
5. La « conquête » des Communaux (ou dans un même ordre d’idée des terres seigneuriales), dans des espaces marginaux des villages et/ou des territoires. À considérer les communes actuelles, les exemples sont également légions. Bien évidemment, il faut imaginer des solutions de continuités dans la « conquête » et l’aménagement de ces espaces gagnés à la production agricole. Deux cas, issus de l’analyse du territoire communal de Saint-Martin-Vésubie, illustrent ces différentes phases :
Celui du territoire appelé Vignassos, qui jouxte immédiatement le village au nord. Il est privatisé par la Commune au XVIe s. Celle-ci accepte de le partager selon des lots équivalents entre les citoyens du village. Terroir dont le toponyme nous indique assez clairement quelle pouvait être l’utilité (les vignes – il est effectivement possible que le quartier a reçu cette culture, malgré son altitude, grâce à la position plein sud du versant protégé des vents dominants, même si elle n’est avérée par aucun document). Si cela a bien été le cas, ce qu’il faudra démontrer à défaut d’indication documentaire par d’autres procédés, peut-on imaginer qu’il y a bien eu une production de raisins, et par extension la réalisation de vins locaux. Des Vignas existent dans d’autres communautés voisines, et donnent lieu à de réelles productions, comme à Roquebillière ou Lantosque...
Le second est celui de La Musello, quartier le plus méridional de la commune actuelle. Son histoire est complexe puisqu’il s’agit d’un territoire appartenant à la commune voisine de Belvédère, mais totalement enclavé sur trois parts par des quartiers appartenant à Roquebillière, et sur une part par Saint-Martin. Aussi loin qu’il est possible de remonter, soit au XVIIe s., ce territoire est mis en valeur par les habitants de Saint-Martin. Il s’agit pour eux d’un véritable « front pionnier » vers les territoires du sud qui semblent pouvoir apporter un complément cultural plus favorable par son climat – mais malheureusement contrarié par son relief, même si quelques clairières sont encore décelables et servaient vraisemblablement à la culture céréalière (et plus tard à la production de pommes de terre, selon les témoignages des années 1980). Au final, le quartier est intégré à la commune de Saint-Martin selon les critères précédemment énoncés (un terroir totalement privatisé par les habitants de ce village) par l’administration française de la fin du XIXe s.
6. Les « clairières » et Gaudissart, qui représentent une autre forme de fronts pionniers, gagnés cette fois sur un espace préalablement identifié à la forêt. La différence s’inscrit dans le mode plus ou moins collectif de la mise en valeur, la clairière répondant à un travail plus « personnel », voir simplement familial, le Gaudissart que les linguistes traduisent par « la forêt défrichée », à une réalisation plus collective, sinon pérenne. Il existe des Gaudissart dans de nombreuses communes, à Saint-Martin mais aussi à Lantosque, ailleurs encore. Ils renvoient à des périodes généralement comprises entre le XIe et le XIIe s., jusqu’à preuve du contraire. Autant d’indications qui mettent en évidence les rapports entretenus entre le milieu et la société, dans une démarche dynamique sur le long terme, un effort dont l’intensité a été conservé par les mémoires.
Il est possible de voir dans ces terrains de conquête le résultat d’un besoin inassouvi de terres dans des espaces contraints, qui pourrait correspondre à des moments de forte pression démographique. Ou peut-être à des tentatives de gagner de nouveaux espaces plus propices, utilisant des formes de colonisations « par bond » sur des lieux propices ou des sites volontairement isolés. Cela me fait penser à ce qu’il est convenu d’appeler des « accidents » de production, comme par exemple l’ensemencement des vastiere qui ont pu laisser des traces d’activités céréalicoles en fait très ponctuelles, interdites par les réglementations locales mais bien réelles, et dont il faut se méfier.
7. Progression, régression, surexploitation de la forêt ? celle-ci a été l’objet d’une multitude d’enjeux, malgré sa prise en charge administrative et législative par les pouvoirs politiques. Dans le même ordre d’idée, la forêt est un milieu marqué par ces différents échanges. Nous saisissons dès le Moyen Age tout l’intérêt que portent les Communautés à cette ressource. Elles s’expriment par un effort constant de réglementation, effort qui, par sa répétition régulière démontre d’ailleurs l’inanité, la difficulté à protéger les arbres face aux besoins des habitants appuyés sur des usages précis, mais aussi face aux exploitants eux-mêmes mandatés par la Commune après adjudications publiques. Les pratiques de ces entreprises sont l’objet de multiples procès à cause des difficultés rencontrées pour se faire payer les enchères attribuées, ou à cause de l’excès de l’exploitation elle-même, l’adjudicataire cherchant à s’approprier plus qu’attendu.
Les phases de progression de la forêt semblent anecdotiques durant l’époque moderne. Par contre, celle de régression sont nombreuses. Les causes en sont multiples, puisqu’elles vont de la prédation individuelle à la destruction programmée et organisée, telle celle provenant des réquisitions de l’armée française révolutionnaire qui semblent provoquer une déprise massive et rapide des massifs forestiers. Le phénomène accentue le mouvement récurrent du « grignotage » des marges et des clairières forestières par les troupeaux, objet de constante surveillance.
8. Enfin, mais non exhaustivement, notons l’interaction constante d’une société locale et des crises exogènes qu’elle rencontre. C’est justement par cette dernière interaction qu’il est possible de mettre en évidence le rôle de l’État et des différentes crises que les communautés villageoises durent affronter.

Devant l’importance et la relative homogénéité de temps et de lieux de la source capable de produire une image relativement cohérente des territoires communaux, l’analyse des matrices cadastrales de l’époque Moderne paraît un enjeu incontournable.

Prenons l’exemple du livre terrier de Roquebillière, qui semble, au premier abord, pouvoir couvrir la totalité de la commune actuelle. Le document propose 329 occurrences de propriétaires, dont 269 correspondent à des particuliers de Roquebillière, 20 de Belvédère, 20 de Saint-Martin, et 6 originaires d’autres communautés (de La Brigue, de La Trinité, de Peillon ou encore celle du Comte GARAGNO considéré dans de registre et de manière caractéristique comme un ‘étranger’). Elles permettent d’estimer la part d’investissement des horsains, aussi appelés forains, c’est à dire les citoyens étrangers à la Communauté villageoise dont il est question. C’est sans surprise qu’une grande majorité des forains sont des voisins, de Saint-Martin ou de Belvédère. Ce qui est tout à fait normal puisque les parcelles dont il est question sont exploitées, et sans doute directement, par leurs propriétaires. Ce qui explique l’importance de leur proximité géographique. Les forains résidants plus loin ont sans doute loué leurs terres. Par contre, on peut se poser la question de l’absence de forains voisins provenant de la partie méridionale. Aucun n’est dit citoyen de La Bollène ou même Lantosque. Il s’agit peut-être d’une conséquence de la présence de la seigneurie de Gordolon, qui jouerait alors le rôle d’un glacis territorial. On se souvient en effet que les tenanciers de cette seigneuries se partagent de manière inégale entre les citoyens de Roquebillière, Belvédère, La Bollène et Lantosque. Par ailleurs, il est sans doute aussi possible d’y voir la marque d’une rupture territoriale, l’identification d’un espace homogène qu’il est certes délicat de dénommer mais qui se différencie de ses voisins méridionaux. Cette absence pourrait alors confirmer par la négative l’importance des liens de voisinage et de l’exploitation directe de ces terres.

Viennent ensuite 13 mentions correspondantes à des biens sacrés avec en premier lieu la Paroisse mais aussi la Rectorie PASSERON, les chapelles (et chapellenies) Sainte-Anne, Saint-Antoine, Sainte-Catherine, Saint-Pierre, Saint-Julien, Sainte-Marthe, Saint-Sébastien, les Pénitents blancs, ou encore des rectories comme celle du Corpus Domini et de l’Aumône aux Pauvres.

Ils dressent une géographie complète de la pratique et du sentiment religieux à Roquebillière. Enfin, les biens de la Communauté et ceux du Comte LASCARIS.

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Au total, 2 191 parcelles sont décrites. Certains ne représentent que quelques m², mais d’autres peuvent couvrir plusieurs centaines d’hectares pour les plus vastes d’entre elles. Au total, elles couvrent un peu moins de 2 530 ha, estimation réalisée à partir de la transcription moyenne des mesures anciennes . Cette superficie estimée est à rapprocher de celle de la Commune actuelle de Roquebillière, qui officiellement s’étend sur 2 590 ha. Le taux de recouvrement du livre terrier de 1765 s’élève donc à 98 % du territoire actuel, autant dire qu’il couvre bien la totalité de l’espace disponible. Ce qui est remarquable d’une précision. L’analyse qualitative vient ensuite.

Notons ensuite la distension du rapport au nombre de parcelles. 94 % des parcelles appartiennent aux particuliers du lieu. La Communauté n’en possède qu’ 1 % (mais leur superficie représente 77 % du territoire de la Commune, contre 20 % pour les particuliers). Les horsains possèdent moins de 3 % des superficies et autant du nombre des parcelles. Ils ne représentent dans les faits qu’une partie négligeable de l’analyse quantitative - mais en est-il de même de l’analyse qualitative ?

Une première approche portant sur le nombre global de propriétaires (la Commune vaut pour 1 et n’est donc pas comprise dans cette analyse, ce qui n’aurait pas de sens), met en évidence l’importance du nombre de propriétaires forains… (14 %). C’est sans doute à partir de l’analyse qualitative qu’il sera possible de comprendre ce phénomène.

L’analyse de ce livre terrier nous permet de nous intéresser à l’usage des sols, au réseau viaire (les voies de communication), au réseau hydrographique, à la situation et à la structure de l’habitat rural en reconstituant l’organisation micro-toponymique du territoire.

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Le rapprochement des plus anciennes cartes disponibles permet d’établir la correspondance entre les réseaux viaires et l’habitat, dans une démarche régressive à partir du plan cadastral Napoléonien et de la carte au 80°000e de 1865. Je prendrai l’exemple du quartier Saint-Julien afin de mettre en évidence les permanences existantes. Il est nécessaire d’affiner l’analyse par les précisions provenant du plan cadastral pour déceler les micro-chemins. Pour sa part, le réseau bâti semble plus important. Cette démarche analytique devra être complétée par une enquête de terrain et un relevé systématique de l’ensemble des structures qui s’y trouvent pour les mettre en relation avec les projections planifiées.
Ces structures, qui sont généralement considérées comme pérennes, nous amènent à nous intéresser à l’organisation des agro-systèmes mais aussi à la composition des propriétés et surtout des exploitations. J’insiste beaucoup sur ce dernier aspect, trop peu souvent à mon sens analysé. Il met en évidence la composition du bien-fonds dans son extrême variété et donne ainsi de nombreuses indications sur les potentialités productives de la famille à différentes périodes de son existence et en différents endroits des territoires concernés. Il est même possible, une fois reconstitué la « généalogie parcellaire » des patrimoines des familles, d’en estimer la capacité productive à chaque mouvement foncier. Ces capacités productives doivent être regardées en relation avec leur environnement mais aussi avec les autres propriétés de la famille.

Cette approche peut donner des indications sur ce que J.M. Moriceau appelle la « part de l’individualisme » , qui peut être estimée par son rapport aux biens collectifs de la famille (les indivisions par exemple) et ceux de la Commune. On approfondira l’analyse en relevant le rapport existant entre espace cultivé et zones incultes, en termes de pourcentages et d’exploitation – sans oublier l’utilisation de l’inculte, qui induit l’absorption d’une grande partie de la pression de l’élevage. Je fais pour cela référence à la carte que j’ai établi à partir de l’analyse des pâturages de Roquebillière réalisée par Jean-Paul Boyer , mettant en évidence l’utilisation conjointe de la vaine pâture hivernale dans les quartiers de Berthemont, du Conego, Cervagn, Jubiel ou Veseou (autrement dit les quartiers méridionaux de basse altitude), parallèlement aux bandites estivales de la Malune ou du Siruol louées à des troupeaux étrangers (les Alpes) alors que ceux de la Commune migrent sur les Terre de Cour de la Haute Gordolasque en profitant de leurs droits d’usage… Il reste à établir les liens existant avec la propriété privée et l’exploitation céréalière et viticole de Roquebillière, cette dernière étant très présente sur l’ensemble du territoire, comme l’est, dans une moindre mesure, celle du chanvre.

Attachons-nous ensuite à restituer la dimension spatiale du document. Elle n’est présente que très indirectement dans le document, puisqu’il s’agit d’un simple livre. Il est néanmoins possible de créer une projection spatiale de la propriété, de manière partielle suivant la précision des informations qu’il renferme. Il est nécessaire pour cela d’utiliser les confronts et limites de parcelles citées pour chaque reconnaissance.

Prenons l’exemple du quartier du Béri, au nord du village de Roquebillière (le Vieux). La précision du document reste relative à défaut de projection spatiale contemporaine. On se souvient que pour le cabraio de Gordolon, la présence de plans avait été un élément décisif dans la compréhension du territoire, et avait permis en partie du moins – à défaut de l’analyse du présent document – de repérer les parcelles et leurs voisinages. C’est tout l’enjeu de la réalisation de ce type de projection, qui, tel un puzzle, peut, pièces après pièces, permettre de reconstituer une partie du plan absent. Il serait pourtant illusoire d’imaginer recréer un plan cadastral qui n’a jamais existé.
Il est pour cela nécessaire de compléter la base de données du relevé des reconnaissances par un système d’informations relationnelles capable de créer ces liens entre les parcelles par « un processus automatique d’analyse de la structure » proposée. Il faudrait également pouvoir prendre en compte la dimension topologique (« étendre à des espaces métriques la notion algébrique de dimension d'un espace vectoriel »). Sans plus entrer dans les détails, en faisant référence aux travaux de Jean-Loup ABBÉ – cette analyse est rendue possible grâce à l’utilisation de l’outil SIG (système d’informations géographiques), désormais accessible au plus grand nombre. Il part du postulat selon lequel une parcelle équivaut à un point, qu’il convient d’identifier par rapport aux parcelles voisines et à partir duquel il est possible d’avancer des mesures théoriques et de créer des modèles graphiques originaux. Il est nécessaire de partir d’un point nommé arbitrairement et de manière peu élégante le « trou structurant », qu’il convient de caractériser par une analyse détaillée. Il peut s’agir par exemple d’une terre seigneuriale qui ne serait pas imposée. Ce n’est pas le cas à Roquebillière puisque toutes les terres sont documentées, même si elles ne sont pas forcément par la suite imposées. C’est donc en s’appuyant sur des repères fixes (vallons, rivières, bâtis, chemins…) qu’il nous est possible de nous inscrire dans des analyses de dynamiques spatiales capables de mieux faire comprendre un territoire et son utilisation dans le temps. L’analyse comparée à la fois dans le temps (avec le cadastre « Napoléonien » cartographié) et dans l’espace (avec des communes différentes et voisines) pourra renforcer l’analyse des dynamiques spatiales et culturales.

L’étape ultime me semble devoir revenir à l’analyse des exploitations, confrontant la connaissance ‘à la parcelle’ et celle proposée par le modèle mathématique. Elle n’a à ma connaissance jamais été réalisée et pourrait apporter de nouveaux points de vues sur les dynamiques, cette fois sociales, qui animent les villages, et qui « produisent de l’espace ». En s’appuyant sur les généalogies des biens fonciers, réalisées à mesure des dépouillements cadastraux et matriciels, il me semble pouvoir apporter un nouveau regard sur les dynamiques patrimoniales des familles. Il pourrait être possible d’en comprendre les mécanismes dans le temps comme dans l’espace ; dans le temps d’une génération à l’autre grâce à la suite des livres terriers en avançant des modèles comportementaux plus précis. Dans l’espace en comparant ces dynamiques sur une même période pour des communes différentes et estimer l’aire de diffusion de ces modèles. Mieux encore, cette démarche pourrait permettre de réaliser, à partir de la modélisation comportementale, les proportions réactionnelles face aux événements de la vie en répondant simplement à la question : comment réagit-on, soumis à des contraintes physiques et géographiques (voir météorologiques), face à un événement, à un moment donné de sa vie, selon sa capacité patrimoniale ? Il s’agirait d’une utilisation de SIG originale qui nécessiterait une forme constamment évolutive puisqu’il est possible d’étendre son utilisation à toutes les situations rencontrées.

L’analyse historique des villages et de leurs territoires en s’appuyant sur le relevé cadastral peut permettre de confirmer les datations de phénomènes d’occupation des sols en y apportant l’élément dynamique que le document unique ne permet pas. Les matrices, analysées par les méthodes précédentes, permettent de comprendre dans leur intégralité et leurs dynamiques des parties de territoire ou des natures d’occupation des sols (comme par exemple le châtaignier), qui parfois imprègnent nos mémoires sans correspondre aux réalités. Pour rester sur les châtaigniers, c’est le cas démontré de Saorge , où l’on considérait jusqu’à présent cette culture comme très importante… Il n’en est pourtant rien. Les châtaigneraies saorgiennes ne forment qu’un couvert spatial finalement très épars, ne connaissant que quelques rares concentrations. Mais peut-on imaginer aujourd’hui la place des terres de labours, il y a un siècle et bien avant, dans la commune de Roquebillière… ou pour la même commune, le poids réel de la vigne, représentant un élément des plus prégnants de l’occupation des sols, et qui semble omniprésente dans le Cabraïo comme elle l’est dans le livre terrier de la même époque ?

Ces occupations inégales des terres induisent des modes de productions et de consommations variables, qu’il conviendra de caractériser en croisant les sources, en convoquant par exemples les grandes enquêtes de l’Intendance, comme j’ai pu le réaliser pour Saint-Martin… C’est seulement au prix de ces multiples entrées qu’il sera possible de donner une image précise du territoire des communes étudiées et de l’importance des relations entre l’homme et son environnement dans le temps long de la période Moderne.


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In Patrimoine du Haut Pays n° 12, pp. 137-158
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Le cadastre de Roquebillière en 1765 en pdf

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