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La route départementale n° 1 dans la Vésubie

La route départementale n° 1 dans la Vésubie (de la strada ducale à la route départementale)

La route départementale n° 1 dans la Vésubie

(de la strada ducale à la route départementale)

Eric GILI

Professeur d’Histoire Géographie au Collège de la Vésubie
Chandolent@gmail.com


Le cheminement est généralement considéré comme une constante spatiale. Il marque l’appropriation d’un territoire, et il n’est pas rare de retrouver durant des siècles les mêmes passages utilisés pour cheminer, accéder aux espaces destinés à l’agriculture, se transporter… comme autant de marqueur spatiaux.
Cette communication proposera tout d’abord un court rappel historique des cheminements que nous connaissons aux différentes époques. Puis rappellera la présence et le rôle majeur de la Strada ducale de la Vésubie, entre le XIVe et le XVIIIe siècle, par opposition à la Strada reale traversant la Bévéra et la Roya. Enfin, nous considérerons de quelle manière elle laissa place à la Route départementale n° 1, aujourd’hui appelée RD 2565, celle que nous empruntons entre Plan-du-Var et Saint-Martin-Vésubie.

Des passages anciens : de la transversalité à la longitudinalité
L’histoire ancienne de notre haute vallée est difficilement déchiffrable car nous manquons de documentation. Les plus anciennes archives directes remontent difficilement au XIIIe s. Ce n’est qu’au siècle suivant qu’elles deviennent plus nombreuses, sans pour autant former une masse documentaire considérable.
Nous possédons pourtant quelques indices d’occupation très ancienne, pouvant remonter au début de notre ère. Il s’agit de tessons de poteries, très dégradés, qui nous informent pourtant sur une réalité, celle des cheminements…, des échanges qui ont nécessairement lieu déjà à ces époques. Coucurrement à des poteries locales, nous avons découvert des tessons de sigille provenant des réseaux commerciaux dits « romains ». Ces pièces démontrent la présence d’une population locale dont l’activité principale, sans doute tournée vers l’agriculture et l’élevage, pouvait dégager quelques excédents commercialisables. Par ces échanges, ils ont pu vraisemblablement obtenir les termes financiers nécessaires à l’acquisition de poteries qui leur paraissaient plus prestigieuses, comme les sigille. Nous pouvons ainsi imaginer des échanges avec la plaine padane, de l’autre côté des cols, plus vraisemblablement encore qu’avec la côte…
Nous ne pouvons établir de continuité historique entre cette période et l’époque « historique » de la Vésubie, même si elle a à mon sens existé. Pour retrouver de nouvelles traces d’échanges, il faut remonter jusqu’à la période médiévale. À cette époque, un parchemin datant du 5 août 1325 nous indique les différents chemins existant sur le territoire de Saint-Martin : in castri Sancti Martini, les hommes réunis dans le cimetière… décrivent le réseau, déjà fortement maillé des chemins et accès du territoire de Saint-Martin. L’intérêt est en fait plus technique que géographique, car il s’agit de donner des priorités et prévoir des aménagements, sans doute des réparations. Y apparaît une via antica, ou du moins, car il ne faut pas se tromper sur ce qualificatif, un chemin « très ancien », qui semble être le plus important de tout le territoire En suivant les indications du document, nous pouvons au moins en relever la direction. Sur bien des secteurs, ce chemin est dallé, et suit la draï la plus importante conservée sur notre commune. Nous le trouvons entre la Colmiane et le vallon de Salèses, rive droite du torrent du Boréon, sans qu’il n’aborde à aucun moment le village. Nous connaissons pourtant le réseau qui permet d’y accéder, avec en premier lieu l’ouvrage du pont de l’Affachario , au pied des murailles, qui permet de réunir les deux rives du même vallon et d’accéder directement à Saint-Martin. Par contre, il n’y a visiblement aucun lien avec l’aval de ce même village, région où les chemins décrits sont visiblement de second ordre.

Les routes du sel : le repositionnement géopolitique de la Vésubie
À la fin de ce même siècle, après les déditions au comte de Savoie, la Vésubie devient l’axe principal de passage des Alpes depuis Nice vers le Piémont. À l’Est, le comté de Tende est détenu par les seigneurs de la famille de Vintimille, les Lascaris. À l’Ouest, le cheminement de la Tinée mène plus loin. En fait, dès le XIIIe siècle (en 1259, Cuneo traite avec le comte de Provence pour pouvoir se fournir en sel à Nice), les cols vésubiens sont les principaux utilisés.
Saint-Martin devient alors, selon le mot de Jean-Paul Boyer , une véritable « banque de redistribution du sel », avec la présence avérée en 1455 d’un magasin du sel.
L’origine de la route reliant Nice à Saint-Martin est sans doute très ancienne, mais dès l’époque savoisienne, elle est placée en adjudication auprès d’un entrepreneur que nous connaissons bien, Paganino Del Pozzo, qui n’a pourtant œuvré qu’entre 1433 et 1439. Ruiné en 1445, il n’abandonne pas pour autant son entreprise. Son premier projet consistait à améliorer une route trop souvent ravinée, sujette à d’interminables saisines de justice contre les communautés qu’elle traversait. La route devenait-elle la première faiblesse des communautés en face de l’État ? Le temps n’était sans doute pas venu. Le destin de Paganino, qui fut un temps emprisonné, le rappelle. Les réseaux qu’il avait su mettre en place, grâce à son frère alors capitaine de la viguerie, qui fut son partenaire, et qui lui succéda, lui permirent de se tirer de ce mauvais pas. Son projet initial était de simplifier la route en construisant jusqu’à 8 ponts sur la Vésubie. Certains doivent encore y être ...
Ces… « grandes routes », telle qu’on pourrait les appeler, sont entretenues durant toute l’époque moderne par les riverains. Les ordonnances communales en précisent les modalités. Ainsi, le 11 juillet 1688 , demandent-elles « de faire accommoder par les particuliers qui ont pour obligation la manutention des ponts de la Guardia e Cereisa ». Certains secteurs doivent être restaurés par les familles riveraines, alors que d’autres sont du ressort de la commune, selon la localisation du chemin. Toujours la même année, les syndics du village doivent faire entretenir « le strade nel luogo dove si dice Lo Ciamp della Pausa et insieme far accompar il Ponte di San Nicolao » . L’année suivante , il s’agit de « far rilarghare (élargir) la strada Duchale nella regione dels Castagnies » et payer au Sig. Honorato Baldoni « a estimo di 2 huomini il danno (les dépenses) che se le farn et il tenero he si pigliaro (qu’il prendra) del suo proprio possessa per rilarghar detta strada ».
Le 14 septembre 1698 , c’est le Parlement assemblé qui demande la réparation éminemment stratégique « de la route jusqu’au pont dellas Fachiarias ». Sujet d’une grande importance pour la vie quotidienne du village, surtout si l’on se souvient que ce pont avait fait l’objet de siècles de procès contre la communauté voisine de Venanson, pour régler les coûts de son entretien pour 1/7e du total… Enfin, l’année suivante, c’est une nouvelle fois le Parlement qui écoute « lecture de l’ordre de l’Intendant de faire réparer toutes les routes où doivent passer les mules dans la direction de Vinadio ». Les syndics demandent alors « à chaque particulier ayant une terre y confrontant d’effectuer ces réparations pour ceux qui n’ont pas encore fait leur journée pour la remise du pont du Toron » , qui semble le point de passage le plus délicat à traiter. Nous pourrions multiplier les mentions du même type. Elles mettent en évidence le besoin d’entretenir très régulièrement ces routes, qu’elles soient considérées comme vicinales ou ducale ; elles démontrent également la volonté de les améliorer, de les soustraire aux plus grands risques de ravine (pluies torrentielles, éboulements et glissements de terrain…), pourtant omniprésents, et cela quelque soit l’époque considérée.
Les difficultés sont grandes pour faire entretenir la route par les riverains, et la communauté, plutôt que de s’exposer systématiquement à des conflits qui parfois peuvent dégénérer, décide, au tournant du XVIIIe s de faire appel à un entrepreneur qu’elle rémunérerait. L’idée est intéressante…, sa réalisation est bien plus problématique. Ainsi, le 14 janvier 1703 , « le Parlement propose pour la seconde fois pour un an, pour la réparation des routes, mais il n’est comparu personne ». il faut bien évidemment mettre en relation cet échec de l’adjudication avec celles des droits des moulins et des fous, qui ne trouvent pas non plus preneur. La crise politique que traversent les États de Savoie à cette époque y est sans doute pour beaucoup, le Comté de Nice étant soumis aux autorités françaises, ce qui n’incite pas forcément à investir ni à entreprendre… La prudence semble de mise, même si l’entretien de la route paraît bien être pour les autorités civiles un gage de prospérité.
Les grandes enquêtes administratives de l’État lancées à la veille et durant tout le XVIIIe s. expriment bien souvent cette même difficulté d’entretien. Celle de 1697, que nous nommons « Mesure Générale » , précise que sont nécessaires les « reparatione delle strade ducali che di tempo in tempo convien ripararle, a causa del paese soggetto a rovine e disastri di consideratione ». Cette confirmation est renouvelée un demi siècle plus tard dans l’enquête de Joaninni, pratiquement dans les mêmes termes. Les textes expriment l’importance réglementaire des routes. Leur mode d’exploitation demeure mixte, entre une gestion que nous pourrions qualifier de publique et une gestion pesant sur l’activité privée, sous forme d’obligation, d’une sorte de corvée.
L’importance des peines encourues par les contrevenants refusant de restaurer le chemin tend pourtant à prouver que ce dernier mode est de moins en moins bien accepté. En s’accentuant, elles prouvent que le particulier perd progressivement conscience des retombées économiques qu’il engendre. Ses seuls attraits ne paraissent plus concerner que l’aspect local des échanges, voir totalement fonctionnel, en permettant de ramener les provisions des exploitations agricoles au village.

L’inexorable ouverture niçoise : création et mise au gabarit de la route
C’est au renouveau de ce sentiment que nous assistons à la fin du XIXe s. au moment de l’Annexion française. Après la perte d’un certain nombre d’avantages fiscaux sardes, devenir français pouvait sembler revêtir de nouveaux attraits. L’une des principales promesses faites pour convaincre les populations des bienfaits d’un tel changement de souveraineté concernait le désenclavement du haut-pays, même si celui-ci avait débuté sous le régime sarde. Mais comment ouvrir nos vallées vers la France, ou plus prosaïquement vers la côte ?
Le projet de la Route départementale n° 1 tenta dans un premier temps d’y répondre. Elle provenait de Levens, par Duranus (la route passant par Plan-du-Var n’est ouverte qu’en 1896), pour gagner la Vésubie à hauteur de Saint-Jean, puis suivait le parcours actuel de la RD 2565. L’ensemble étant très long (plus de 20 km), rappelons simplement quelques étapes. En 1863, elle atteint Lantosque ; puis Roquebillière en 1870, Saint-Martin, enfin, en 1877. Ne pouvant étudier dans le détail l’ensemble de cette route, proposons une courte analyse significative du dernier tronçon, l’ultime kilomètre de cette nouvelle route, celui qui rejoint le vallon des Châtaigniers à celui du Touron, compris en totalité sur la commune de Saint-Martin-Vésubie… sur un total de 5 826 m depuis le vallon du Spagliart (à Berthemont, commune de Roquebillière).
La portion qui nous intéresse est l’objet d’une supplication toute particulière de la Commune de Saint-Martin au préfet, pour qu’il fasse mettre « en adjudication… la partie du chemin départemental compris entre le vallon Antella et Toron… », justifiant cet empressement « à cause de la disette des denrées en général, et principalement des pommes de terre formant la principale ressource de ce pays, et le manque de toute autre ressource pour subvenir aux besoins les plus urgents… » . L’intérêt immédiat est à l’évidence « subsistantiel » (néologisme). En mauvaise année, les pommes de terre peuvent sauver la population d’une disette certaine, et le sud du terroir du village est le plus propice à sa culture, grâce à sa morphologie et aux superficies concernées… On comprend mieux ainsi l’urgence exprimée par la commune, reflétant vraisemblablement celle d’une grande partie des habitants. Ce n’est pourtant pas tout…, et la commune de continuer « Et que pire encore aucun chantier de travaux ni coupes de bois ni autres ne se sont ouverts dans le courant de cette année dans cette contrée réduira une grande partie de la population dans la plus extrême misère … [l’adjudication souhaitée sera] à effet de lui créer du travail, plusieurs des habitants se trouveront forcés d’émigrer pour chercher ailleurs son pain… [alors que ce chantier donnerait] le produit du travail de leurs journées, nourrir et secourir leurs familles… ». Les considérations économiques sont en fait multiples, mais ne concernent encore que des échanges locaux. Saint-Martin n’a alors jamais été aussi peuplé dans son histoire. Le recensement de 1872 attribue 2 005 habitants au village (contre 1 200 en moyenne pour l’ensemble de l’époque moderne) . Chose fut faite. Ce tronçon de route fut obtenu en adjudication par les entrepreneurs Antoine Boffa et Lorenzo Levis (15 juillet 1869), mais, dès 1870, pour une raison qui nous échappe, seul ce dernier poursuit les travaux. L’importante masse documentaire à notre disposition nous permet de traiter de cette entreprise de manière très précise. Nous pouvons ainsi connaître les acteurs de cette œuvre. Nous retrouvons Lorenzo Levis dans le même recensement (1872). Il a alors 35 ans, loge au quartier de la Musello, le plus méridional de la commune, avec 4 employés : Étienne Coda, Pierre Favario, Antoine Roman, tous trois désignés comme tels, et Philippe Maïssa qui est qualifié de chaudronnier mais travaille avec eux. Tous sont des hommes jeunes (le plus âgé a 33 ans). Immédiatement après le pont logent un autre groupe de jeunes gens, dirigés par un entrepreneur « tâcheron », Joseph Fantin (33 ans également). Au total, 10 mineurs et 10 journaliers, 1 terrassier complètent l’équipe. nous avons là l’ensemble des personnels, ouvriers et entrepreneurs, qui ont réalisé la route.
Une caractéristique les associe tous. Il existe parmi eux de véritables groupes familiaux, des frérèches : les deux frères Aime, les trois frères Ghibaut, les 4 frères Giraudi, mais aussi deux jeunes frères du chef de chantier Fantin. Seuls 3 parmi ces hommes sont mariés. Leurs épouses vivent avec eux. Tous les autres sont célibataires. Quelques enfants vivent également aux Châtaigniers, dont la fille de notre « tâcheron » Fantin, Catherine, qui se maria à Saint-Martin en 1889 avec François Fulconis.
Le groupe des djouve n’a pourtant pas cherché à s’implanter à Saint-Martin. Un seul semble-t-il, y fait souche : l’un des frères Giraudi se marie avec une fille Maïssa . Cette population ne participe donc finalement pas au renouvellement démographique du village, contrairement à un autre groupe exogène qui s’installe alors au village, celui des nouveaux fonctionnaires français .
L’essentiel est à la route, ouvrage de tâcherons. Et les péripéties n’en sont pas terminées pour autant. Son tracé suivait autant qu’il le pouvait l’ancienne Strada ducale. Arrivée au quartier Nantelle, l’ingénieur des Ponts et Chaussées exprime son contentement et n’hésite pas à énoncer qu’il « n’a pas été indispensable jusqu’à présent… d’avoir recours à l’expropriation… en traitant à l’amiable avec les propriétaires… et nous avons pu [le faire] sans trop de peine et à des prix raisonnables avec tous les propriétaires de la commune de Roquebillière [depuis le Spagliart] et avec la majeure partie de ceux de Saint-Martin, ce qui nous a permis de continuer les travaux… sur 4 km de longueur ». Mais cette remarque ne vaut en fait que pour des terrains pentus, à flanc de versant, traversant des gorges étroites et improductives. Désormais, ce n’est plus le cas à Nantelle et, dans « cette dernière portion, la plus voisine de Saint-Martin… nous avons rencontré quelques difficultés… et il nous paraît urgent, pour ne pas retarder la marche des travaux, de remplir les formalités de l’expropriation pour les terrains restant à acquérir, sans cesser de faire des tentatives pour les obtenir à l’amiable ».
Au total, ce sont 23 parties de parcelles qu’il fallait acquérir. C’est par exemple le cas de l’ancienne aire de battage des blés du quartier, l’iero, en contrebas du chemin ducal, qui est traversée par la nouvelle route à hauteur de l’embranchement de l’actuel chemin communal de la Pinio.
Ce ne sont ensuite qu’une succession de petits problèmes au quotidien, qui ont pour effet de gêner le déroulement du chantier, mais bien plus encore d’exaspérer les propriétaires riverains, qui ne veulent rien laisser, à juste titre, des terres et de leur exploitation, même réduite par ces mêmes travaux. Quelques exemples illustrent cet état d’esprit, explicitant de réels besoins ou de véritables exigences.
Constatant l’avancement des travaux, l’entrepreneur a besoin d’occuper une parcelle pour y déposer les matériaux, et les propriétaires (Ignace Ingigliardi et son frère l’abbé Antoine) refusent d’entrer en arrangement, obligeant le Préfet à prendre un arrêté d’occupation temporaire (9 et 22 août 1872) . Ou encore : les pluies de l’hiver 1872-1873 provoquèrent la démolition de maçonnerie de parapets (29 mars 1873). Les deux violents orages des 9 et 20 juillet 1874 ont causé de sérieux dommages aux ouvrages d’art : « le vallon du Touron a débordé en roulant d’énormes quartiers de roches. Un des angles de la culée du pont du Touron de 12 m d’ouverture en construction a été démoli et les échafaudages emportés… le grand canal d’arrosage situé au-dessus de la nouvelle route, sur la rive gauche du vallon de Castagner a été coupé par les eaux de la ravine formée par l’orage et se sont jointes à elle pour détruire en partie le mur de soutènement et les remblais » (18 novembre 1874) . C’est encore le cas le 28 mars 1874 pour un mur démoli par les travaux de la route, et pour lesquels le propriétaire demande qu’il soit refait. Mais l’Ingénieur des Ponts et Chaussées affirme qu’ils ont été prévus aux frais du propriétaire…
Ce n’est pas tout, car il faut finalement, comme il convient, indemniser les propriétaires qui ont vu certaines parties de leurs terrains occupées par les nécessités des travaux. Au total, 11 d’entre eux obtiennent 773,50 fcs de compensation.
Certains dépenses sont plus importantes encore. C’est le cas d’une propriété de Nantelle, celle sur laquelle était construite une maison bordant la route, propriété Ingigliardi, dont l’entrée de l’étable fut rendue impraticable car ouverte sur la façade du midi, ce qui obligeait le propriétaire à faire percer une porte au nord, sur un angle de la maison. Cet aménagement affaiblissait, d’après lui, la bâtisse. Le propriétaire renforçait d’ailleurs son argumentaire en précisant que le premier étage « se trouve à une hauteur si faible au-dessus du niveau de la route qu’il sera nécessaire de murer les fenêtres ou de les faire griller, afin que les malfaiteurs ne puissent s’y introduire… dépréciant la maison » . Le prétexte semble exagéré à l’Ingénieur des Ponts et Chaussées, qui tente un arrangement, et finit par accorder 541 fcs sur les 800 demandés. Il n’en était pas terminé pour autant avec les réclamations des différents propriétaires concernés, alors que de nombreuses protestations se succèdent encore pour défaut d’arrosage durant les travaux, impossibilité d’y pourvoir désormais…
Pour finir, les travaux sont en passe d’être livrés en septembre 1874. Le 4, la route arrive au Touron et est jugée « complètement achevée ». Un dernier détail semble pourtant devoir être réglé, car l’entrepreneur Levis « intercepte la circulation des mulets et des charrettes » . Elle n’ira pour l’instant pas plus loin car celui-ci attend vraisemblablement que ses travaux soient reçus et qu’il lui soit fait quitus de sa tâche par le Préfet, synonyme de règlement. Pour les habitants, la situation est évidemment différente. Ils sont sur le point de rentrer les récoltes de foin, de châtaignes, de pommes de terre et de fromage « qui sont les 4 premières récoltes du pays » précisent-ils. Leurs charrettes sont chargées et n’attendent plus que l’ouverture de la route pour rejoindre le village et y transporter les réserves hivernales. Notre entrepreneur justifie cette attente car une étendue de chaussée reste à empierrer. Il se plaint de ne pouvoir achever la route car le passage est « de plus en plus actif, ce qui gênait ses chantiers ». En fait, il manque encore un parapet le long de la route sur une hauteur de 80 cm. Devant l’urgence et la pression exercée par la municipalité, l’entrepreneur obtient qu’il lui soit remis la réception des travaux. Malgré les imperfections constatées, le Préfet n’hésite pas, répondant aux suppliques soutenues des habitants aux abois, « à livrer immédiatement au public », la route, « ce qui a lieu dès ce matin » du 11 septembre 1874 .
Saint-Martin n’est pourtant pas encore desservie par la nouvelle route. En fait, il ne reste qu’un tronçon de 888,90 m selon le rapport du Ministère de l’Agriculture et des travaux publics (1869), dont la partie amont est « destinée à réaliser un nouveau pont traversant le vallon de Fenestres par 3 arches en plein cintre de 14 m d’ouverture » . À cet endroit, ce tronçon s’éloigne du profil de l’ancienne Strada ducale qui traversait le vallon à hauteur du stade actuel, depuis le pont Saint-Lazare, tout proche d’une ancienne chapelle qui lui donnait son vocable. Saint-Martin entre ainsi véritablement dans l’ère des communications modernes, destinées à lui assurer un développement économique original. Le sujet est pourtant ambigu, puisque l’on sait aussi que la route fut souvent le vecteur essentiel du phénomène d’exode connu à cette époque ailleurs en France. Ce ne fut pourtant pas véritablement le cas à Saint-Martin, grâce à l’émergence simultanée des nouvelles activités liées à l’arrivée des premiers aristocrates quittant la Côte. Le phénomène est déjà sensible ce 7 septembre 1874 (relevez la correspondance exacte des dates), quand le maire de Saint-Martin, le major Hilarion Cagnoli, informe le Préfet que la « RD n° 1… sur le point d’être achevée… les habitants on vu naguère pour la première fois quelques voitures arrivant jusqu’au dit pont, apportant quelques touristes curieux de visiter nos sites rustiques ». On ne saurait dire mieux. Nous imaginons la scène, voyant cette belle société de la Côte, enjouée de découvrir dans un confort certain ces populations montagnardes, exotiques.
Il restait encore à rejoindre le village. L’année suivante, le 19 septembre 1875 , le conseil municipal de Saint-Martin était saisi d’un projet complétant le tracé de la RD. Le conseiller général du canton, le Baron Roissard de Bellet, proposait d’élargir la petite route qui reliait le Touron au pont sur Fenestres pour lui donner le gabarit d’un « boulevard, utilisant le terrain déjà acheté se trouvant hors ligne, qui pourrait être agrémenté de deux rangées d’arbres, offrant une promenade aux touriste alors que Saint-Martin se propose d’être un séjour d’été… ». La discussion du projet fait appel au conseil municipal mais aussi aux personnes les plus imposées de la commune, de manière tout à fait exceptionnelle. Leur décision est finalement négative, le conseil élargi arguant d’autres nécessités (construction d’un hôpital) et de travaux en cours : les chemins vicinaux du Boréon et de la Madone, nécessaires à l’exploitations forestière communale, et plus important encore, la rampe d'accès à la toute nouvelle place publique où se dresse désormais la mairie.

En conclusion, bien qu’il resterait sans doute à traiter de nombreux sujets, tels le percement des gorges de l’aval de la Vésubie, le développement des routes et chemins depuis la Belle Époque jusqu’aux Années Folles, avec la création du réseau des promenades de la Villégiature, celle des routes de liaison inter-vallées par le Valdeblore, et parallèlement, le réseau des routes stratégiques qui parcourent notre région frontalière… le sujet paraît sans fin tant il prend de l’importance aux yeux des contemporains. L’intérêt de ce sujet porte assurément, en plus des aspects techniques relevés, sur les différentes approches qu’on peut lui donner. Faisant appel à de multiples sources manuscrites, de natures différentes, elles permettent de retrouver l’homme, ses besoins et ses angoisses, laissant très souvent apparaître ses véritables sentiments. Ce qui finalement est suffisamment précieux pour être évoqué ici.


In Recherches Régionales n° 177, pp. 71-76

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