La Terre de Cour 800 ans d'histoire conflictuelle

La Terre de Cour, un territoire alpin contesté depuis 800 qans…

Mise en perpective historique

Par Éric GILI (Docteur en Histoire de l’Université de Nice Sophia Antipolis et
Chercheur associé au CMMC (EA 1193)

et Juliette LASSALLE (Docteur en Histoire de l’Université de Paris 1 et Chercheur associé au TELEMME UMR (7303)

Cet article est dédié à la mémoire de Giuseppe PALMERO, notre ami.


Introduction et méthodologie
La présentation qui suit propose une analyse diachronique, sur près de 9 siècles, de la « Terre de Cour ». Charles 1er, comte de Provence, y percevait, en 1252, le pasquerium de Alpibus in estate . Il s’agit du plus vaste ensemble d’alpages de la Vésubie, aussi appelé « Alpes de Belvédère », sans doute plus étendu encore que celui présenté par la délimitation de la fin du XVe siècle et estimé à plus de 5 800 ha . Il est situé en Haute Vésubie et s’étend sur le versant méridional des Alpes : à partir du Col de Fenestres jusqu’à la cime de la Palù, actuellement sur la commune de Saint-Martin-Vésubie ; englobant une part considérable du territoire communal de Belvédère, depuis ce même col, en suivant à l’est jusqu’à Mont Clapier, puis au sud jusqu’à la Cime du Diable enfin à la Cime du Tuor, en longeant l’actuelle commune de La Bollène Vésubie, avant de revenir par des limites régulièrement contestées pour couper la vallée de la Gordolasque à hauteur de la cascade du Raï. Toujours vers l’ouest, englobant la cime de Montjoia par le sud, passant par Tres Cros pour rejoindre la cime de la Palù. Ces limites sont encore en partie contestées de nos jours. Elles concernent des espaces de haute montagne, entre les 3143 m de la cime des Gélas et 1400 m d’altitude au talweg de la Gordolasque. Une part fort appréciable de ces territoires recouvre de vastes pâturages et d’importantes forêts, dont l’exploitation est à l’origine des conflits évoqués dans cet article. Il convient sans doute de ne pas négliger la dimension de circulations qu’offre cet espace, concernant deux passages alpins, avec d’une part le chemin du Col de Fenestres, longtemps fréquenté, mais aussi le Pas de Pagari souvent considéré comme un passage secondaire ou illégal des Alpes maritimes.
Cette étude a été réalisée à partir des documents d’archives disponibles, étudiées sous forme de sondage, complétés par une étude bibliographique précise, dans une perspective monographique. Elle tente, en posant les problématiques et tout en restant factuelle, de contextualiser les différents moments de tensions qui se succèdent depuis le Moyen Age jusqu'à nos jours. Selon cette méthode, elle fait apparaître une évolution non linéaire de l'origine des affrontements qui opposèrent les différents acteurs au cours des siècles : les seigneurs féodaux, le pouvoir comtal, les villages, avec en premier lieu Belvédère, mais aussi La Bollène, Lantosque, Roquebillière et Saint-Martin-Vésubie.

L’origine incertaine d’un territoire régalien
L’historiographie ancienne fait du col de Fenestres sur lequel prend appui la « Terre de Cour »   le point de jonction de quatre comtés carolingiens, donnant aux montagnes des Alpes du sud une nature publique irréfutable. Cependant, la première mention de ce que nous qualifions de « Terre de Cour » dans la documentation remonte à 1252 dans l’enquête portant sur les droits et revenus du comte de Provence, Charles 1er d’Anjou, dans la vallée de la Vésubie . Le comte y perçoit alors les droits d’exploitation relevant du dominium majus. Ces terres de confins dépendent alors du pouvoir direct du souverain. Jean-Paul Boyer  rappelle qu’il y possède, c. 1252, « 3 cabanes où sont déposés les fromages, desquels il reçoit 9 [tommes] valant 15 sous ». Ce prélèvement montre une exploitation ancienne du territoire. Un compte du clavaire comtal précise que ce territoire est loué pour les saisons 1263-1264 à raison de 16 livres 12 sous tournois. À la fin du XIIIe siècle, l’enquête comtale réalisée par Charles II, successeur de Charles 1er (1297)  ne laisse aucun doute sur la pleine propriété du souverain. Il y tient, précise l’enquête, les « pâturages de la Cour » qu’il « loue pour le temps d’estive ». L'expansion de la domination des comtes de Provence en direction de l'Est est pour eux l'occasion de mener de grandes enquêtes domaniales. Elles permettent de connaître les droits et revenus qui relèvent de leur autorité dans les différentes localités du val de Lantosque en 1252, puis dans le comté de Vintimille et le val de Lantosque en 1297 comme dans le reste des possessions comtales. C'est l'occasion pour le souverain d’affirmer et maintenir ses droits sur le territoire. Les communautés villageoises connaissent alors un dynamisme remarquable qui amenuise les pouvoirs seigneuriaux et principalement celui des familles féodales locales.
À cela plusieurs raisons, et en premier lieu celle de l’éloignement. Terres de marche, la montagne des Alpes du sud  est un espace de conquête et le comte a un impérieux besoin de maintenir la fidélité des communautés villageoises voisines. Pour cela, il leur octroie de nombreuses « libertés », des privilèges qui leur donne plus de latitude face aux seigneurs féodaux incapables d’affirmer leurs anciens droits féodaux. Ils n’en demeurent pas moins dangereux pour les villageois qui les maintiennent sous tension durant encore deux siècles. Pour sa part, le comte fait des communautés du Val de Lantosque et du Comté de Vintimille les têtes de pont de son ambition territoriale vers le Piémont et la Ligurie.

Ce sont effectivement les communautés voisines qui se montrent les plus entreprenantes pour exploiter et s’approprier ces territoires. Jean-Paul Boyer relève qu’en 1295, les communautés de Roquebillière et Belvédère sont contraintes, après un long affrontement de procéder à un arbitrage pour fixer leurs usages respectifs sur les territoires circonvoisins des Alpes de Belvédère. Les lieux sous tension sont alors les territoires ou quartiers de Bertemono et Gordoloneto pour Roquebillière, Autès et Gordolascha pour Belvédère sont leurs principaux lieux d’affrontements. Leurs limites sont, pour la première fois dans notre documentation, établies de manière contradictoire. À la même période, c’est La Bollène qui se voit contrainte de céder ses « bois noirs » au comte, mais obtient d’en préserver tout de même certains usages et en particulier celui de pâturer dans quelques quartiers préalablement définis.

Le sens de ces indices est à l’évidence celui d’une mainmise du souverain sur les hautes terres de la Provence orientale, considérées encore comme des espaces de confins. Il met en évidence l’extrême tension que les communautés font peser sur le territoire et les ressources qu'il recèle en cette fin du XIIIe siècle, après le net recul qu’elles avaient enregistré au milieu du siècle avec la (re)conquête comtale. Leur importance économique est alors telle qu’elle supplante leur réalité géopolitique, au carrefour des influences piémontaise, tendasque et ligure. Elles sont justement caractérisées par l’absence de domination seigneuriale et, de manière concomitante, par celle désormais acquise des communautés villageoises. Même si celles-ci peinent encore à s’imposer face au comte, elles entretiennent désormais des relations monopolistiques sur leurs usages. Car il s’agit de dominer les territoires permettant à la fois la transhumance provenant de la Côte et du Piémont, et le développement de l’élevage local, source d’enrichissement et d’une première spéculation à grande échelle en relation avec le bas-pays. Il faut enfin rappeler l’importance de la voie de communication qui longe la « Terre de Cour » sur une bonne part de son parcours, passant par le col de Fenestres qui en forme une limite. L’époque est encore marquée par d’importants affrontements, à caractère militaire, qui opposent les villages d’Entraque (ce que rappelle encore de nos jours la dévotion partagée dont fait l’objet la statue miraculeuse de la Madone de Fenestres) et de Tende à celui de Saint-Martin. Belvédère y joue à l’évidence un rôle, sans que l’on puisse préciser sa nature. Il en va donc ainsi des « Alpes de Belvédère » à la fin du XIIIe siècle.

Première affirmation des Universitas
Le siècle suivant renforce les indices d’une intensification de l’activité pastorale touchant les pâturages alpins sans que l’on sache s'il s’agit-là d’une simple déformation due aux sources disponibles. Néanmoins, la bataille semble désormais engagée entre le comte et les communautés villageoises qui, profitant de conjonctures politiques encore plus favorables, obtiennent de nouvelles libertés.

Le 29 janvier 1306 , Roquebillière est dite posséder des droits de pâturages dans les Alpes de Belvédère, laissant aussi supposer, puisqu’il ne s’agit justement que de droits, alors que l’essentiel de ce que nous pourrions considérer comme une propriété éminente est effectivement reconnue comme tenant de Belvédère, alors que la propriété émanante est encore nominalement reconnue au comte . Les deux villages entretiennent d’ailleurs dans les Alpes leurs propres enclos à moutons, appelés indistinctement jas ou vastiere, qui permettent d’organiser le territoire en unités pastorales utiles. Leur présence identifie des terrains de parcours afin d’utiliser au mieux les potentialités des ressources en herbe et d’éviter – souci constant – le surpâturage qui menace ces fragiles territoires. Sans pour autant réussir toujours à l’exclure, la pratique du quotidien étant souvent très différentes de la formalisation juridique que tentent d’imposer les communautés villageoises. Les abris des pâtres et les fruitières sont également propriétés des villages, ce qui n’exclut pas le maintien des structures comtales précédemment rencontrées, mais permet aux communes de s’exonérer de leur utilisation et des taxes afférentes. Ce qui, de fait, les rend caduques. Les universitates villageoises jouissent même de la liberté d’en créer de nouveaux, librement. Il s’agit une nouvelle fois d’un signe tangible de cette forme de « propriété », revendiquée par la suite et jusqu’à nos jours. Ces aménagements soulignent aussi le souci permanent d’une véritable rationalisation de la gestion de ce territoire désormais entre les mains des villages. Ces mêmes communautés qui possèdent enfin, selon l’acte, la liberté d’utiliser les bois comme bon leur semble, de cultiver certaines parcelles, contre la reconnaissance et le paiement d’un droit général et unique versé annuellement au comte.

C’est d’ailleurs à cette nouvelle réalité qu’est très rapidement confronté le clavaire ou trésorier comtal. L’enquête menée par Leopardo da Foligno pour le comte de Provence le montre, en 1333 , incapable de trouver preneur pour la location des Alpes de Belvédère, à un prix pourtant en-deçà de celui du siècle précédent de 46 sous ½, somme conséquente (une baisse de 14 % du prix de location).
Cet échec marque le début du premier affrontement majeur prenant prétexte de la possession de la « Terre de Cour », sous la pression démographique  qui touche les villages de la montagne niçoise. Il s’inscrit dans un contexte de lutte généralisée entre les différents villages qui cherchent à affirmer leurs droits sur les espaces situés aux confins de leurs territoires respectifs, et qui désormais entrent au contact les uns des autres. La construction de l’espace communal s’effectue par oppositions et disputes avec le voisin, chacun, dans cette concurrence, cherchant à s’affirmer. Ont alors lieu de véritables « guerres de pâturages », où les hommes d’un village attaquent les pâtres du voisin. Les archives en conservent plusieurs exemples, dont celui des hommes de Saint-Martin attaquant ceux de Roquebillière, tuant deux pâtres et quelques vaches qui sont consommées sur place, en symbole de l’appropriation… C’est vers le comte que se tournent alors les protagonistes, arrivés au bout de leur affrontement, incapables de proposer un règlement acceptable, afin d’éviter l’exacerbation des représailles. Concernant la « Terre de Cour », chaque commune conserve effectivement de nombreux dossiers des procès avec ses voisines.

    Une première mention conservée par les archives, qui remonte à 1334, concerne la reconnaissance des défens de Belvédère. Il s’agit d’interdire certains territoires au pacage des troupeaux durant de longs mois afin de préserver la ressource en herbe. Mais c’est aussi une affirmation d’un droit certain sur ces espaces. La proscription s’étend en général entre la saint Jean de juin (24 juin) et la saint Michel (29 septembre). Sont concernés les pâturages en extrême limite des terres arables, jouxtant l’espace productif agricole du village : quartiers de Traversa, Gordolasca, Autesium, Auraretum, Thorum et Tremenilho. Les témoins appelés à intervenir en cette occasion rappellent que Belvédère y possède des droits de « mémoire d’homme », ce qui renvoie, estimant l’âge des intervenants, à une pratique existante déjà à la fin du XIIIe siècle.
L’opposition avec Roquebillière tourne à l’avantage de cette dernière, qui conserve, face à l’autorité comtale, ses prérogatives d’accès aux pâturages.
C’est l’année suivante (1335) qu’a d’ailleurs lieu l’échange « historique » des quartiers de Berthemont et du Veseou entre les deux communes. Roquebillière se voit doter du premier quartier et cède en compensation le second à Belvédère. La transaction est d’ailleurs entérinée en 1342 par l’autorité comtale, qui reconnaît le quartier de Lanchor à Roquebillière, et ceux de Vinolis et Vezeou à Belvédère .

Les communes qui s’opposent doivent encore faire face aux prétentions d’autres compétiteurs. Le 12 août 1338 , ce sont les Chevaliers de l’Hôpital, installés depuis deux siècles à Roquebillière, qui sont déboutés de leurs prétentions d’interdire le libre accès de la « Terre de Cour » aux hommes de cette communauté. Les ci-devant contrevenants avaient osé braver l’interdit du défens et y avaient introduit leurs troupeaux après la saint Jean de juin. Leurs droits reconnus démontraient le fondement des usages qu’ils revendiquaient. Le procès avait duré 5 ans, et se concluait par l’échec définitif des dernières prétentions seigneuriales sur les pâturages des Alpes.

    En se référant aux comptes du clavaire comtal, les pâturages sont louées régulièrement (à l’exception de l’année 1340-1341) durant une douzaine d’années, jusqu’en 1345, entre 8 et 11 livres. Cette dernière année fait apparaître un élément qui souligne l’appropriation progressive des alpages par les villages environnants. L’enquête confirme que seuls les habitants des communautés de Belvédère, Roquebillière, Lantosque et Saint-Martin y possèdent des droits, à l’exclusion de toute ingérence extérieure . Plus encore, l’année suivante (1346), c’est le Juge royal  de la Viguerie du Comté de Vintimille et Val de Lantosque qui tranche en faveur des habitants de Belvédère, contre ceux de Roquebillière. Il précise à cette occasion les droits respectifs des deux communautés concurrentes sur les pâturages, les coupes de bois, la culture des terres (certaines parcelles sont ensemencées) et la construction des structures d’accueil des pâtres, en rappelant les droits à payer pour l’ensemble. L’émanance comtale est une nouvelle fois préservée.
Nous trouvons d’ailleurs Belvédère en capacité d’autoriser le baille d’Utelle à faire paître ses troupeaux sur la « Terre de Cour »  en dehors des périodes de défens (1355). Une liberté qui fait dire à Jean-Paul Boyer que cette dynamique communauté possède dès cette époque tous les attributs de la pleine propriété sur cet espace. Ce n’est d’ailleurs pas la seule location qu’elle effectue cette année, puisqu’elle autorise également un certain Robert de La Brigue  à venir faire paître ses troupeaux sur le territoire de Belvédère…

Mainmise communale sur les Alpes
Dès lors, la tendance se renforce. Le pouvoir comtal-royal fragilisé par les problèmes de succession de la reine Jeanne en vient à concéder de nombreux privilèges aux communautés pour tenter de conserver leur fidélité. C’est à cette occasion que sont publiés les privilèges du Val de Lantosque, le 16 novembre 1382.
La guerre de l’Union d’Aix, guerre civile de succession qui tourne finalement à l’avantage du prétendant Louis d’Anjou comme successeur de la Reine Jeanne, met les communautés qui lui sont opposées dans une situation intenable. Il en découle, en 1388, une série de déditions en Provence orientale, où tentent encore de résister les villages fidèles à Ladislas (Duras) de Hongrie, entre les mains d’un nouveau protecteur, Amédée de Savoie. Les désormais « Terres Neuves de Provence », réputées d’Empire, passent ainsi entre les mains d’une nouvelle maison. Amédée VI – ou plutôt son successeur Amédée VII – s’y propose, comme seigneur d’Empire, en représentant légitime du roi de Hongrie. Concernant notre sujet, il ne fait que substituer une autorité à une autre. Mais la nouvelle puissance publique choisit, dans un premier temps et par nécessité, plus intéressée à se lier les populations locales qu’à récouvrer la plénitude des droits du comte de Provence, d’entériner la situation précédente. Elle réitère les privilèges des communautés contre le serment d’hommage et le paiement des cens de reconnaissance.
C’est dans ce contexte que, le 14 août 1395 , le Sénéchal du comte de Savoie, Jean Grimaldi, cède en bail emphytéotique les « Alpes de Belvédère » à cette dernière communauté et à Lantosque, tout en conservant à Saint-Martin la jouissance du tiers, contre le versement d’un cens annuel modique. Ce sont les successeurs du sénéchal qui tinrent au siècle suivant et durant près de ¾ de siècles le château ducal de Belvédère . Son acte revêt une importance indéniable. L’emphytéose est conclue contre un acapte de 225 florins, versé en tant que capital, et un cens annuel de 40 livres parvorum. Somme modique si l’on fait état des taxes que Belvédère peut percevoir sur les troupeaux qui s’introduisent dans ses Alpes, estimés à plusieurs milliers de bêtes chaque année. L’acte ne fait vraisemblablement qu’entériner un état de fait. Il lui donne nécessairement un fondement juridique.

Mais à partir de la fin du XIVe siècle, et plus encore au siècle suivant, les procès se multiplient. Chaque village tente de s’assurer de ses droits et usages, de faire confirmer sa juridiction sur ces espaces essentiels pour son économie. Il s’agit d’une part non négligeable des ressources de la communauté, qui complète et renforce les finances locales. Elles sont amenées à pourvoir régulièrement à de nombreuses dépenses extraordinaires, le plus souvent imposées par les guerres qui touchent le territoire. L'introduction de bêtes « étrangères » sur le territoire donne lieu au versement de taxes relativement conséquentes. Il s’agit également dans le même temps de préserver les ressources locales nécessaires au développement des troupeaux communaux : ceux qui apportent un complément indispensable à la survie de la population (sous forme de fromage par exemple) comme ceux qui permettent une part de spéculation aux notables locaux, qui investissent sous forme de baux à cheptel ou d’associations pour former les plus importants troupeaux.

Les affrontements judiciaires ont lieu de manière assez régulière en 1435, 1437, 1445, 1462, 1494-1495, 1497-1498… Dès le première procès, Belvédère énumère les différents actes alors en sa possession, les fait authentifier par copie notariale afin d’établir de manière irréfutable ses droits sur la « Terre de Cour ». Ces affrontements, s'ils établissent la perte progressive du pouvoir de la juridiction ducale sur les espaces alpins concernés, ancrent dans le droit et la coutume la gestion directe de ce territoire original par les différentes communautés voisines à des degrés d’intervention différents.

Le problème insoluble des limites
Pour qu’il y ait définition d’un territoire, il convient cependant d’en bien connaître les limites. C’est à cette tâche que se consacre la reconnaissance du 22 mai 1473 . La « Terre de Cour » concerne alors un espace délimité de la manière suivante :
« Du vallon de Mamberton jusqu’au pas de Maimberton et suivant le dit vallon montant jusqu’au collet dels Vacaririls pour aller à vaila de las Melessas en droite ligne jusqu’à la Pierre de Vignols où se trouvent 3 croix, puis monte jusqu’aux ovile dels Balmons et en droite ligne jusqu’à Fontemo dite Fons Freias, puis en droite ligne en montant jusqu’ad Aliumo Fontessa de Malscure où se trouve une croix sur une pierre, et suivant en sortant au Clotum superioriem de Malatra où il y a une croix en rive droite des Cloti et au droit en sortant ad Coles de la Buscaltra puis descendant tout droit par la crête jusqu’als Saps Costar de Granier, et descencant par le vallon del lansolé, puis en suivant le dit vallon juqu’ad aquam Gordolasque, et suivant l’aquam Gordolasqua jusqu’au ray de Gordolasque puis en passant l’aquam Gordolasque en suivant le chemin, montant ad Drayramo qui suit Tresermanilli et suivant la dite drairam jusqu’ad Coletum appelé lo Croses, et du dit Coleto suivant tout droit en descendant jusqu’à la Clapairola et sortant alla Molaia de Pauravel, et toujours en montant vers l’orient jusqu’ad Clotum de la Robina, et suivant tout droit jusqu’ad pas de Rocaurossa, et du dit pas en descendant par le valon del Rauys jusqu’au valon de la Mauvala, puis puisant dans le dit vallon de la Mauvalla jusqu’au vallon dit di Scerraier et en suivant en montant par le dit vallon dell’Scerraier jusqu’au Coletrum Calenam jouxtant le territoire de La Bollène, et du dit Cole Coleria jusqu’en sortant ad Cacunien Montis Terminily jouxtant le territoire de Saorge, et suivant par Cacumina per l’eau sortant vers ad Collem de Fenestris, qui est confrontant au territoire d’Entraque, et du dit Colle de Fenestris descendant par l’iter publicum venant jusqu'au vallon de Restants et en descendant ad Clotum de Bachas qui est Clotum remanet de ce territoire des Alpibus Curie, et de ce Clot sortant au vallon des Prals, et du dit vallon… ».
L’acte est malheureusement incomplet.

Il ne semble pourtant pas suffire, et une nouvelle délimitation est réalisée le 18 juin 1494 , avec la plus grande précision. Elle fait suite à un nouveau procès entre les deux villages de Belvédère et de Roquebillière, avant d’être finalement arbitrée par l’autorité ducale. Charles II doit faire procéder à l’énumération de ses droits dans les deux communautés avant de préciser ceux de chacune sur la « Terre de Cour ».
Puis trois ans plus tard (1497) , une nouvelle sentence arbitrale définit l’accès de la communauté de Lantosque à la « Terre de Cour ». L’autorité régalienne est désormais cantonée à un simple rôle de sanction, intervenant dès lors qu’aucun accord n’est possible entre les villages. Mais l’essentiel reste de leur fait. La « Terre de Cour » a définitivement échappé à l’autorité directe de l’État savoyard naissant.  
De fait, cet espace est principalement entre les mains de la communauté de Belvédère, a qui est reconnue une propriété éminente à la fois par le souverain et par ses voisines. Cette qualité lui permet d’affermer les herbages de la « Terre de Cour » de manière continue dès 1498 , et sans doute déjà avant cette date. Le paiement, par les troupeaux réputés « étrangers », de la taxe, lui apporte un revenu appréciable et régulier. Néanmoins, les communautés de Saint-Martin-Lantosque (Vésubie), de Roquebillière et de Lantosque y possèdent toujours des droits d’usages, dont celui de faire paître leurs troupeaux, et chacun compte bien en maintenir la pratique.

voir l'image dans le pdf : Estimation actuelle selon la répartition 2015

Chaque nouveau serment de fidélité prêté au souverain est l’occasion pour les communautés de rappeler leurs droits. Le 4 février 1501 , rendant hommage à Philibert II, Roquebillière en profite pour faire entériner une nouvelle fois ses droits de pâturage pour ses troupeaux, les coupes de bois et la possibilité de labourer sur les « Terres de Cour », selon l’acte « original » du 17 juin 1494. Ce dernier usage lui est officiellement reconnu par Belvédère à l’issue du compromis des 16 et 18 mai 1516 , dans les quartiers de Ferrisson et Lancior sujets du litige, contre le paiement de la tasque. L’acte précise même que les hommes de Roquebillière « pourront semer et récolter au-delà du vallon de Ferisson vers le nord et l'ouest, et en-deça, au midi, jusqu’au col du Pin Raynier ». Cette « taxe » fait office de droit de propriété pour Belvédère, et d’assurance confortant les usages de Roquebillière.

Survivre grâce aux Alpes
Une deuxième période d’intense activité judiciaire s'échelonne de 1560 à 1740, afin d’établir les droits de Belvédère face à chacune des communautés. Elle est aux côtés de Lantosque versus Saint-Martin (1560-1621 ), puis versus La Bollène (1564-1762 ), versus Lantosque (1604-1746 ), de nouveau versus Saint-Martin (1610-1621  et 1612-1786 ), versus Roquebillière (1616-1740 )… Ces tensions sont d’autant plus fortes que la période est troublée d’incessantes incursions militaires, tant « amies » qu’« ennemies ». Chaque troupe commet nombre d’exactions mais aussi « prélève », c’est-à-dire pille les ressources communales . C’est a minima par d’incessantes réquisitions que la soldatesque obère les finances villageoises. D’où l’importance accrue à la fois de conserver le moindre usage pouvant rapporter quelques subsides au village, et de permettre de réinvestir rapidement, après la crise, ces terres marginales souvent bien peu – si ce ne sont les forêts – objets de dégradations.

Il incombe à Belvédère d’entretenir son bien, et en particulier, comme nous l’avons déjà rencontré, de maintenir les structures permettant l’exploitation pastorale. À de nombreuses reprises (1619, 1715, 1785-1788, 1792 ), les archives de la commune font état de constructions, d’entretien, de rénovation des cabanes d’alpage. Ces structures isolées sont sujettes à de nombreuses dégradations naturelles suite aux intempéries, chutes trop abondantes de neige, parfois même avalanches et incendies. Quand il ne s’agit pas des conséquences des déprédations volontaires. Il faut alors commissionner un entrepreneur local, à qui l’on octroie le bois nécessaire aux travaux, à prendre sur les forêts à proximité du site de la cabane. Et très souvent, les temps d’intervention étant des plus restreints entre la fonte des neiges et l’inalpage, les travaux débutent seulement quand arrivent les premiers troupeaux.

Le bois, l’autre richesse
L’intérêt de la « Terre de Cour » réside en premier lieu dans l’exploitation de ses alpages. Mais il s’agit également pour les communautés villageoises de bénéficier des ressources en bois qui s’y trouvent. Le bois d’œuvre, considéré comme rare, est largement valorisable sur un marché toujours en tension. Les nombreux actes de ventes qui peuvent être relevés dans les archives en témoignent.
Les investisseurs sont le plus souvent des « Niçois ». Ils ont néanmoins besoin d’une assise locale pour accéder à ces marchés. La pratique les montre associés aux notables villageois, seuls capables de mobiliser les importantes sommes nécessaires pour emporter les contrats proposés en adjudication par les communes alpines.
De fait, les communes sont sensibles à l’entretien des bois, à leur maintien et à leur protection. Leurs statuti campestri, véritable œuvre législative communale, dont les plus anciens remontent aux XIVe-XVe siècles, consacrent de nombreux chapitres à définir les moyens de protection dont elles disposent. Généralement, les forêts sont mises en défens face aux troupeaux qui sont interdits d’y pénétrer. Un agent communal est même nommé, le « Conservateur des bois », afin d’éviter et de réprimer les abus. Ces derniers peuvent être le fait des villageois eux-mêmes, qui n’hésitent pas à piller les ressources communales pour répondre à leurs besoins vitaux. Mais aussi et surtout celui des exploitants, adjudicataires des coupes, qui prélèvent de temps à autres bien plus de bois qu’ils n’en devraient. Les forêts de la « Terre de Cour » n’échappent pas à cette prédation, d’autant plus que leur éloignement peut faire croire aux délinquants qu’ils bénéficieront d’une certaine immunité.

La ressource est d’importance, les archives conservées par les différentes communautés villageoises en font foi. C’est, par exemple, le cas cette même année, 1740 , quand, le 22 juin, la communauté de Belvédère, autorisée par son baile le Très Illustre Paul François RAINARDI, fait recours devant l’Intendant afin de pouvoir vendre les bois restant sur la coupe du vallon de Fenestres de l’adjudicataire Jean André BOETTO qui avait déjà remporté la précédente. Seuls les arbres de plus de 3 palmes ½ sont concernés, car ils sont dits « risquant de se gâter, et n’auraient ainsi plus aucun prix ». C’est à Pierre INGIGLIARDI que revient la charge du comptage (du marquage) des arbres dans le canton concerné.

Le même document retranscrit la transaction réalisée 43 ans plus tard pour la vente des bois du Lapassé, en sapins, épicéas, mélèzes. Il est ordonné que soient réalisées des enchères publiques. Les quatre appels coutumiers ne suffisent pas, et deux enchères supplémentaires sont nécessaires pour mener à bien l’adjudication : 12 sous ½ par arbre, puis 1 sou de plus l’arbre, enfin 2 £ emportent l’adjudication, attribuée à Joseph MARTIN. C’est Pierre François GASIGLIA, nommé expert par la communauté, qui réalise l’énumération des bois concernés, entre le 16 et le 20 juillet 1783. Au final, ce sont 617 arbres tavolieri, dont on peut faire des planches, et 1 310 d’autres, qui sont cédés.

L’exemple nous montre les bois de la « Terre de Cour » nombreux et financièrement intéressants pour la commune, même si parfois ils ne représentent que de petites unités foncières. La ressource prend forme de grumes transportées par flottage à partir de barrages éphémères et successifs depuis les plus hautes vallées. Elle peut être également transformée en giane (de poutres) ou tauole (de planches) s’il est possible soit de scier de long soit de former des scieries locales… Les produits façonnés empruntent alors les sentiers muletiers et génèrent un revenu bien plus important que celui escompté de la matière brute.

Ils sont l’objet d’attentions toutes particulières, quand il s’agit, comme entre 1738 et 1740 , de protéger les jeunes pousses, après une coupe, des dents acérées des troupeaux. Belvédère et Roquebillière unissent même leurs efforts, de manière exceptionnelle, en réalisant conjointement le bornage puis en passant convention pour protéger la forêt de La Valletta qui forme limite entre les deux communautés et est intégrée dans l’espace de la « Terre de Cour ».

En cette fin XVIIIe siècle, une nouvelle délimitation a lieu , sur les limites de la bandite de la Gordolasque. Cet exemple illustre l’un des problèmes évoqués de manière récurrente par les actes, celui de reconnaître la démarcation entre le pâturage communal et la « Terre de Cour ». La différenciation est d’importance car la bandite, portion du territoire communal mis en adjudication annuelle, appartient aux biens communautaires du village. Il convient alors de différencier de façon très précise les terres qui sont réservées à la location extérieure, dont l'administration communale tire de revenus financiers pour la communauté de celles qui reçoivent les troupeaux des habitants de la commune . Les intendants de l'administration provençale les ont régulièrement estimées dans leurs enquêtes  mais n’en ont pas toujours défini les limites territoriales. C’est pourtant un lieu de litige et de contestation où apparaissent les conflits entre la communauté, considérée comme une entité à part entière, et les habitants du village promptes à « grignoter » le territoire pour s'approprier à leur tour une partie des ressources. Des reliques de ces espaces de conquêtes apparaissent encore de nos jours sous forme de clairières – elle apparaissent sur le cadastre et les cartes topographiques – qui représentaient des espaces de défrichement périphériques. Ils renseignent sur l’énorme pression démographique qui agitait les villages à certaines périodes de leur histoire. Elle rendait nécessaire la recherche de nouvelles terres arables, jusqu’aux terrains d’altitude les plus excentrés, quitte à devoir les ensemencer qu’une fois par décennie…

La définition des limites de la « Terre de Cour » et de la bandite de la Gordolasque s’inscrit, comme tant d’autres, dans ce souci permanent des édiles locaux de préserver le territoire et ses ressources afin d’éviter autant qu’il leur est possible les empiétements réguliers et discrets des particuliers. En cela, l’histoire de la « Terre de Cour » s’inscrit dans les destinées communes des terres seigneuriales ecclésiastiques, de la Madone de Fenestres, de Gordolon…,  qui subissent de manière contemporaine le même type d’érosion.

L’acte de reconnaissance met en évidence toute la difficulté qu’il peut y avoir à retrouver les anciennes limites. Faisant appel aux actes anciens, et particulièrement à celui du 15 septembre 1494, les délégués de chaque commune parcourent la présumée ligne de séparation des « Terres de Cour » et de la bandite, pour s’opposer parfois sur l’un des termini, bornes de pierre ou croix gravées dans les arbres destinées à matérialiser les différentes juridictions sur le territoire qui s'exercent alors sur le territoire. Le délégué de Lantosque réfute l’emplacement de la croix « 20 », et n’accepte pas qu’elle soit portée dans l’acte de partage. Il la pense normalement implantée plus à l’est de quelques dizaines de pas. Sa réaction laisse entendre qu’elle a pu être, en un temps inconnu, portée sur une nouvelle limite par quelques pâtres cherchant à étendre leur « juridiction ». Ou plus simplement que la limite a pu disparaître, et sans y voir malignité, être restaurée à un emplacement qui ne convient pas au délégué lantosquois. Reste à reconnaître la bonne foi des acteurs. D’autres croix sont trouvées sur un rocher remarquable d’une vastière, comme celle dite de l’Agneliera. Mais ici encore, les délégués ont pour rôle d’en confirmer contradictoirement l’ancienneté, en lui octroyant ainsi un gage de légitimité. Toute croix paraissant trop récente est objet de suspicion. Et il est sans doute extrêmement rare qu’une croix disparaisse réellement du paysage.
Au final, la reconnaissance régulière des limites s’avère être nécessaire, tant « les pierres bougent » dans les hautes vallées. Cet acte est souvent l’objet de controverses allant parfois jusqu’à l’affrontement physique. Elles sont les marques tangibles de l’affirmation territoriale et de l’intérêt précautionneux que portent, une fois établies, les communautés à leurs limites, donc aux ressources dont elles peuvent tirer profit.

Le conflit resurgit à la veille de la Révolution, lors de l’intervention d’un nouveau prétendant, le seigneur comte Louis Thomas RAYNARDI de Belvédère . Sa famille a été récemment investie du fief par le roi. Ce personnage tente, entre autres revendications de préséance, d’interdire l’accès aux « terres dénommées La Corte, Torre et Brocart » aux habitants du village. L’affrontement s’inscrit dans un contentieux séculaire qui oppose le nouveau feudataire à ses « sujets » , dont il espère tirer quelques reconnaissances pécuniaires. La farouche opposition des villageois lui refuse l’essentiel de ses « droits », d’autant plus si ils intéressent directement la « Terre de Cour ». La nature même de ce territoire oblige à contester toute légitimité à un quelconque seigneur de se substituer à la Cour royale, puisque celle-ci a entériné depuis des décennies la reconnaissance des droits de Belvédère. Mais bien souvent l’argument, pourtant juridiquement fondé, appuyé sur une collection de preuves attentivement archivées, semble insuffisant et est remis en cause par de nouveaux prétendants.

Le problème de la cadastration
La période révolutionnaire, qui fait du ci-devant Comte de Belvédère un Émigré, met fin au conflit. Ce n’est que pour mieux rebondire, dès le début de l’Empire, quand réapparaissent les affrontements entre villages. La raison initiale est fiscale, alors que l’Administration française cherche à établir un nouveau cadastre, accompagné de la réalisation, pour la première fois, d’un plan territorial.
Pour le fisc français, il s’agit de savoir qui paie quel impôt . Pour les communes comme pour les particuliers, payer l’impôt équivaut à un titre de pleine propriété. C’est par cet aspect renouvelé que débutent une nouvelle phase du conflit.

Le 27 juillet 1807 , un géomètre nommé par le Préfet est mandaté « pour la division du territoire de cette commune [de Saint-Martin-Lantosque (Vésubie)] ». Il se rend sur le terrain : « accompagné de M. le Contrôleur des contributions directe, au chef-lieu en la mairie où nous avons trouvé le sieur Ignace CAGNOLI, capitaine réformé et maire, et les sieurs RAIBAUT et BARELLI, indicateurs nommés par lui, ainsi que les MM. les maires et indicateurs des communes convoquées en assemblée pour constater contradictoirement la démarcation du territoire de la commune… Arrivés sur le terrain, nous avons choisi pour point de départ celui du périmètre de la Commune d’Entraigues qui, se trouvant le plus au nord, sert de séparation aux territoires des deux communes d’Entraigues et de Saint-Martin de Lantosca, et nous avons parcouru la dite circonscription en allant du nord au levant, puis au sud et au couchant, ayant toujours à notre droite le territoire de Saint-Martin de Lantosca et à notre gauche successivement ceux de Entraigues, Belvédère, Roccabigliera, Venanzon, Val de Blora et Valdieri… ».
Suivent les descriptions, dont celle concernant la limitation de la « Terre de Cour »  :
« Partant de la Gorge appelée la Baisse du Col de Fenestres, par où passe le chemin qui conduit de la commune d’Entraigues à celle de Saint-Martin, nous avons reconnu d’après l’indication de Messieurs les Maires et Indicateurs des Communes de Belvédère et de Saint-Martin que la ligne qui sépare le territoire de Saint-Martin au couchant, de celui de Belvédère, est formée par le dit chemin en descendant jusqu’à l’endroit appelé le Clapier de Magnin, où l’on trouve un gros rocher à gauche du dit chemin, sur lequel l’on a gravé les lettres initiales des deux communes et un guidon.
Cette première borne porte le n° 5 dans le procès verbal, dressé par la commune de Belvédère le 25 du courant.
De le première borne ci dessus désignée (n° 5 du procès verbal de Belvédère) la ligne séparative se dirige par une ligne sinueuse le long dudit chemin qui forme la limite jusqu’à la rencontre du ravin appelé le Vallon de Rostagni.
Du point où l’on rencontre le Vallon de Rostagni, la ligne de démarcation se dirige directement vers la deuxième borne placée au dessous de l’endroit appelé Le Pas du Coulant, laquelle borne est aussi un rocher existant au dessus dudit chemin, sur lequel rocher nous avons (fait graver – texte barré) reconnu qu’il y a les lettres initiales des deux communes et le n° 6, conformément à ce qui a été dit dans le procès verbal de Belvédère de la borne n° 2, et dessus désigné (n° 6 dudit procès verbal de Belvédère), la ligne séparative se dirige directement vers la troisième borne (n° 7 dudit procès verbal) placée à la partie supérieure de l’endroit appelé La Vastière du Vacairas, existante au dessous de la chapelle de Notre-Dame de Fenestres et sur la rive droite de la rivière Vesuvia. Cette troisième borne est aussi un rocher sur lequel nous avons trouvé les lettres initiales des deux communes et ledit n° 7, le tout gravé lorsque l’on a dressé le dit procès verbal de Belvédère.
De la borne n° 3 ci-dessus désignée, qui forme le sommet d’un angle saillant sur le territoire de Belvédère, la ligne séparative se dirige directement vers la quatrième borne (n° 8 dudit procès verbal de Belvédère). Cette quatrième borne se trouve sur la rive gauche de la Vesuvia, et l’on y a gravé les lettres initiales des deux communes, un guidon et le n° 8 pour la commune de Belvédère.
De la quatrième borne, ci-dessus désignée (n° 8 du dit procès verbal) située au quartier du Fonts du Serre del Clavel et qui forme le sommet d’un angle saillant sur le territoire de Belvédère, la ligne séparative se dirige directement vers la cinquième borne (n°9 du dit procès verbal) qui est un rocher sur lequel il y avait une croix ancienne, les lettres initiales des deux communes et le n° 9, gravés lors de la vérification des limites de la commune de Belvédère avec celle de Saint-Martin. Cette [absence de texte] … appelée Le Bois du Levenset, au quartier du grand Mopillon, à côté d’un petit sentier et en face de la vastière de l’Agnellière, dans le territoire de Saint-Martin.
De la cinquième borne ci-dessus désignée (n° 9 dudit procès verbal de Belvédère), qui forme le sommet d’un angle saillant sur le territoire de Belvédère, la ligne de démarcation se dirige par une ligne sinueuse le long d’un petit sentier qui traverse la dite forêt jusqu’au point où l’on rencontre la sixième borne (n° 10 dudit procès verbal) située sur le rocher existant sur la crête de la montagne à l’endroit appelé la Baisse du Marres.
Cette sixième borne est une croix ancienne gravée sur ce même rocher à côté de laquelle l’on a aussi gravé les lettres initiales des deux communes et le n° 10, lorsqu’on a dressé le procès verbal de délimitation de la commune de Belvédère.
De la sixième borne ci dessus désignée qui forme le sommet d’un angle saillant sur le territoire de Saint-Martin, la ligne séparative se dirige par une ligne sinueuse le long de la crête d’une petite élévation descendant jusqu’à la rencontre de l’origine d’un petit ravin sec appelé le Vallon du Malos Terras, qui prend ensuite la dénomination de Vallon de la Cougalière, et ce jusqu’à l’endroit qui se trouve vis-à-vis de la septième borne, placée sur un rocher à droite dudit vallon sec, et à la distance de dix mètres environ du milieu du lit de ce même ravin.
Cette septième borne (qui est la onzième dudit procès verbal de Belvédère) est aussi une croix ancienne à côté de laquelle on a gravé les lettres initiales des trois communes de Saint-Martin, Roccabiglière et Belvédère, a été placée hors du lit du ravin, pour que dans aucun temps elle ne puisse être emportée par les averses et par conséquent il a été convenu que le véritable point qui doit servir de limite à ces trois communes est celui où la perpendiculaire élevée sur la ligne formée par les dixième et troisième bornes du procès verbal de Belvédère (6ème et 7ème du présent procès verbal) vient couper le juste milieu du dit ravin de Malas Terras ou Cougulière.
Parvenu à ce dernier point il a été reconnu qu’il séparait le territoire de la commune de Saint-Martin au nord, de celui de Belvédère au levant et de celui de Roccabiglière au midi ».

Le document indique pour la première fois une limite précise, appuyée sur un ensemble de caractères topographiques reconnaissables, dont certains se retrouvent sans grande difficulté dans les actes antérieurs. Ce n’est pas le cas de toutes les limites, et l’arpentage du terrain rend souvent délicat leur établissement.

Avec le retour du Comté de Nice – et donc de la vallée de la Vésubie – à son souverain savoyard légitime, l’affaire restait en suspend, le plan cadastral abandonné, entérinant le statu quo ante. Pourtant Belvédère continuait à réclamer la pleine propriété fiscale, ce qui induisait l’entière et exclusive utilisation des ressources du territoire. Parmi celles-ci, l’eau revêt parfois un intérêt tout particulier. C’est pour affirmer son droit sur une source « située en Terre de Cour » que Belvédère affronte une nouvelle fois Roquebillière en 1821 . Les besoins d’alimentation des troupeaux nécessitaient le captage de cette source. Le 3 mars , les hommes des deux villages en étaient venus aux mains. L’affaire s’était envenimée, les armes avaient été sorties, et le syndic de Belvédère prédisait le pire si rien n’était fait. L’État se devait alors d’intervenir et proposait sa médiation. Mais l’affrontement avait duré plusieurs mois, relayant les anciens contentieux sans pour autant les purger. Trente ans plus tard, le syndic de Belvédère en faisait encore état .  

Entre France et Italie
L’Annexion de 1860 à la France relançait le contentieux entre les communes. La raison, après avoir été politique, revenait dans le champ fiscal, avec la rénovation et la mise en cohérence du cadastre. Celle-ci amenait, entre autres exemples, Belvédère à céder de facto et de iure son quartier périphérique et enclavé de La Muselle à Saint-Martin . Avec celui du Ciodan, le quartier se trouvait effectivement séparé de sa commune d’origine depuis l’échange de Berthemont et du Véséou avec Roquebillière au milieu du XIVe s. Prenant prétexte que tous les propriétaires fonciers et exploitants de La Muselle étaient des citoyens de Saint-Martin, l’administration imposait le rattachement de ces deux quartiers à ce dernier village. Belvédère avait eu beau protester, produire de nombreux actes  afin de prouver ses droit de propriété et l’appartenance de toute ancienneté, accompagnée de l’exploitation régulière de ses forêts, rien n’y fit. L’État, au nom de la rationalisation territoriale, imposait cette annexion.

Il s’agissait surtout pour Belvédère, qui en retirait un sentiment de spoliation, d’injustice et d’inquiétude, de ne pas perdre tout ou partie de la « Terre de Cour ». La réalisation du cadastre dit « Napoléonien », dans les années 1870 (sous la IIIe République), réactivait une nouvelle fois l’affrontement séculaire . Les projets de partage, l’établissement de plans, se succédaient durant ½ siècle, amenant l’administration à se prononcer sur la propriété entière du territoire, sinon à arbitrer et imposer un partage . Belvédère cherchait à conserver « son droit » de pleine propriété, alors que les autres communes proposaient le plus souvent le partage effectif (Lantosque et Roquebillière), ou le maintien des usages (Saint-Martin) sur ces anciens espaces partagés. Malgré le déplacement d’experts et de géomètres, le partage n’eut pas lieu.
 

voir l'image dans le pdf : Carte des enjeux territoriaux entre 1947 et 1979, Archives Communales de Belvédère

Avec le XXe siècle, deux nouvelles phases illustrent une nature renouvelée des affrontements au sujet de la « Terre de Cour ». La première est politique. Élément du règlement de la Deuxième guerre mondiale, elle fait écho aux problèmes territoriaux rencontrés lors de l’Annexion française de 1860. Profitant de l’affaire des « Six Communes » (Isola, Saint-Sauveur sur Tinée, Rimplas, Valdeblore, Saint-Martin-Vésubie et Belvédère)  qui avaient du abandonner, à leur corps défendant, une part appréciable de leur territoire communal à l’État italien naissant, la question de la « Terre de Cour » se trouvait une nouvelle fois posée. Mais la Commission de rectification de la Frontière, qui, en 1947 , rétablissait la séparation entre les États sur la base de la ligne de partage des eaux, n’y apportait aucune solution.

Déprise rural et conflits d’usage
La déprise agricole frappait les villages du Haut Pays Niçois à partir les années 1960-1970. Elle mettait en évidence un nouvel aspect de l’intérêt porté à ce territoire, celui de la chasse. Depuis l’Annexion, une grande partie de ce territoire avait été intégré dans la réserve de chasse du roi d’Italie, rendant officiellement impossible la pratique de l’art cynégétique. La création, après-guerre, d’une nouvelle « réserve de chasse » en avait limité une nouvelle fois l’intérêt. Parallèlement à ces créations, la chute importante de la population agricole, liée à la disparition naturelle des générations d’avant-guerre et à l’attrait des villes des « Trente glorieuses », étaient, pour l’essentiel, à l’origine du départ d’une part importante de la population active de la montagne. Dans un même temps, la diminution rapide et régulière du nombre d’exploitations agricoles, et particulièrement de celles des éleveurs, libérait des espaces d’alpages qui trouvaient plus difficilement à se louer. La ressource financière communale « historique », liée à l’exploitation des alpages et des forêts, se réduisait à la portion congrue.

Parallèlement à ce nouvel état de fait, la politique de grands aménagements territoriaux qui nécessitaient d’importants financements publics ne touchait pas la vallée de la Vésubie. Un vaste projet de développement lié à « l’or blanc » des années 1970 , tel qu’il émergeait dans la vallée voisine de la Tinée, était finalement abandonné en Vésubie. On y prévoyait la réalisation d’une très vaste station de ski s’étendant depuis la vallée de la Gordolasque jusqu’au vallon de Chastillon (où se développait Isola 2000), en reliant le village de Venanson à la station de la Colmiane déjà existante, puis en passant par la vallée de Mollières. Il était finalement jugé trop méridional, d’un enneigement incertain, et surtout d’un coût prohibitif.
La même période vit également l’abandon du projet du tunnel du Mercantour et de l’autoroute traversant la vallée de la Vésubie qui devait l’accompagner. Ou encore les premières prospections de recherche de minerai d’uranium qui touchaient la moyenne Gordolasque…

La création, en réaction ou en parallèle, du Parc national du Mercantour en 1979, mettait fin définitivement à ces projets d’aménagements majeurs. Elle cherchait à donner une nouvelle vitalité à la Vésubie, malgré les fortes tensions créées par la politique de préservation « naturelle » qui touchait d’une part importante des territoires d’altitude. Elle cherchait à institutionnaliser en Haute Vésubie une terre naturelle préservée, considérée par beaucoup comme « une réserve ». Par extension, le problème des droits de chasse (au chamois entre autres) se posait avec plus d’acuité. Désormais impossible sur le territoire géré par le Parc national, il exacerbait les tensions sur les espaces alpins accessibles. De fait, la question de la propriété et des usages de la « Terre de Cour », dont une part importante restait en deçà des limites du Parc, était une nouvelle fois posée au sujet de la répartition des droits relevant de cette activité traditionnelle. Elle y demeure à ce jour très vive.

Viennent depuis quelques années se rajouter aux problèmes posés par la chasse un rappel des anciennes revendications de propriété pesant sur la ressource en bois, mais aussi sur celle, encore plus d’actualité, de l’eau et des sources. Ils relancent et complexifient une nouvelle fois l’affrontement pluriséculaire qui a opposé, depuis la conquête du comte de Provence, les communautés villageoises riveraines.

Conclusion
La « Terre de Cour » de la Haute Vésubie constitue depuis la période médiévale un territoire des confins. Il s’inscrit dans la définition même des limites communales au moment même où celles-ci se rationalisent en tentant de s’installer sur la ligne de partage des eaux. C’est justement un espace d’entre-deux, une terre dont les limites restent floues dans la documentation jusqu’à la fin du XVe siècle. Ces dernières se dessinent peu à peu sous la pression de l’exploitation des limites qu’elles recèlent : terres, bois, pâturages, enjeux de litiges entre les communautés qui la jouxtent et d’un conflit de juridiction opposant pouvoirs communal et régalien. Sa limite occidentale, depuis le Col de Fenestres, longeant la route publique et le vallon, porte la preuve d’une simplification topo-géographique possible. Une fois réglé le rapport de force avec les seigneurs féodaux, posé celui du différend juridique avec l’autorité royale, et établit le système de reconnaissances qui permet aux villages de disposer quasi-librement de la « Terre de Cour » contre le paiement annuel d’un simple impôt, se posent avec plus de force les problèmes des limites et des usages. Les communautés villageoises se sont affrontées des siècles durant sur ces aspects, sans trouver de solution durablement acceptable. Les limites fluctuantes, propres à des espaces marginaux, dont la surveillance était rendue impossible sinon une fois l’an, au moment des inalpages, se trouvaient être remises en question de façon régulière. Elles l’ont été pour des raisons contextuelles différentes qu’il conviendra d’analyser à mesure. Les nécessités fiscales imposées par l’État moderne n’ont pas su davantage résoudre ces problèmes. Pourtant, il a longtemps été vital pour les communautés de préserver ces droits ouvrant au maintien de ressources économiques tant la société alpine restait fragilisée par les différents conflits traversés (entre le XIVe et le début du XIXe siècles). Des intérêts multiples et contradictoires ont engendré ces conflits de natures diverses. Avec la déprise rurale, l’installation du Parc national du Mercantour et les nouveaux conflits d’usages issus d’une rurbanisation accélérée, la « Terre de Cour » redevient de manière contemporaine objet de contestations et de confrontations. La résolution du problème que pose sa propriété est sans doute une question qui restera insoluble en dehors de toute décision politique. Reste une étude exhaustive des sources, et principalement des procès, à réaliser pour en retracer l’histoire.

 

La Terre de Cour, 800 ans de conflits

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