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Patrimoine des élites sociales. La famille CAGNOLI de Saint-Martin Vésubie, 1860-1940

Ouverture du Haut Pays et transformations du patrimoine des élites sociales. En suivant l’exemple de la famille CAGNOLI de Saint-Martin-Vésubie, 1860-1940

Ouverture du Haut Pays et transformations du patrimoine

des élites sociales. En suivant l’exemple de la famille

CAGNOLI de Saint-Martin-Vésubie, 1860-1940

GILI Eric
Professeur d’Histoire Géographie au Collège de la Vésubie
Chandolent@gmail.com

Le problème que je voudrais soulever aujourd’hui concerne l’analyse du patrimoine des élites sociales. La question que je voudrais aborder est celle de l’évolution de la nature du patrimoine des élites sociales en essayant d’analyser dans quelle mesure elle peut être attribuée à l’ouverture du Haut Pays Niçois après l’Annexion française de 1860. Pour cela, je prendrai l’exemple du village de Saint-Martin-Vésubie à la fin du XIXe siècle. Cette communication s’inscrit dans la continuité d’une étude menée depuis de nombreuses années concernant le pouvoir au village . Après m’être intéressé aux modes de transmissions héréditaires , il m’est paru nécessaire de proposer une définition des pouvoirs des familles dirigeantes dans le cadre villageois choisi , argumentant qu’il ne peut y avoir de modèle unique. Après avoir proposé une première analyse de leur rôle et de leurs comportements au moment de l’Annexion française de 1860 (nous parlerions aujourd’hui de « Rattachement », il y aura bientôt 150 ans), l’intitulé de ce colloque me permet de vous proposer de nouvelles réflexions concernant cette question du devenir du patrimoine familial dans un village. J’y vois une double caractéristique : il est à la fois frontalier et très récemment rattaché à la France. Je vous propose donc de considérer dans une première approche les interactions que l’on peut percevoir au moment des choix de dévolution des patrimoines des élites sociales villageoises après l’Annexion française de 1860. C’est à cette période de son histoire que devient tangible l’ouverture du Haut Pays Niçois vers la Côte et concrètes les nouvelles perspectives économiques induites par le rattachement à la France.
Parmi les indices mettant en évidence des transformations sensibles dans le mode de vie des élites sociales villageoises, il semble bien, en première analyse, que le patrimoine familial et les comportements qu’il induit auprès de ses détenteurs (achats, ventes, locations, héritages…), a connu une forte évolution en un demi siècle.

Reprenant à notre compte la structuration sociale proposée par Élie PELAQUIER, nous pouvons dire qu'à Saint-Martin, « le bien, l’alliance et le pouvoir communal sont les 3 piliers sur lesquels s’appuie toute politique familiale à la campagne », et de rajouter « c’est si vrai qu’une modification des règles appliquées à l’un des trois facteurs influe immédiatement sur les deux autres » . Le pouvoir au village pourrait donc se comprendre comme un système dont il serait intéressant de décrypter les mécanismes dans les contextes différents des différentes époques. Alors justement, interrogeons-nous sur les conséquences des transformations structurelles qui ont touché le Comté de Nice à la fin du XIXe siècle par le prisme de l’évolution du patrimoine familial. Posons-nous la question de savoir dans quelles mesures cette ouverture vers la France a provoqué une transformation de la nature du patrimoine des élites sociales villageoises et tout particulièrement dans la perception que pouvaient en avoir les chefs de famille. Nous essaierons d’en préciser la nature puis de comprendre quels sont les choix faits par le titulaire détenteur du patrimoine, en proposant une évaluation de leurs résultats.

Présentons tout d’abord le contexte en question. Saint-Martin-Vésubie, en 1860, est un gros bourg de montagne de 1 800 âmes pour lesquelles l’essentiel de l’économie dépend encore largement de la trilogie alpine dite « traditionnelle » : céréaliculture vivrière basée sur la production de seigle, élevage tout particulièrement bovin, ressources sylvicoles pour sa plus grande part à destination du marché extérieur. À cette époque, seul un chemin muletier, dite strada ducale (parfois même et improprement reale, sinon à cause de l’élévation à cette dignité du duc de Savoie), traverse le village dans sa partie amont en direction des cols de Fenestres et de Cerise, vers le Piémont, et mène aux autres villages et à Nice vers l’aval. Il faut attendre 1874 pour que la première route départementale arrive, enfin, à proximité du village .

À cette époque, une petite aristocratie locale possède toujours « le pouvoir » et est en cela la parfaite continuatrice des élites sociales de l’Ancien Régime « gouvernées par un petit nombre de chef de familles » . Si nous devons en affiner la définition, nous pouvons préciser qu’elle détient ce que l’on pourrait appeler de « grandes » propriétés à l’échelle locale (environ 10 ha pour les plus importantes), ce qui les différencie sensiblement de la masse des petits propriétaires qui prédomine dans cette société. Le patrimoine de la grande majorité des propriétaires se caractérise par une pulvérisation parcellaire foncière extrême. Cette élite tient entre ses mains les charges politiques et se reproduit « au sein de l’institution communale [où] elles réussissent à maintenir leur statut économique et social » , s’identifie également par les métiers qu’elle pratique : médecins, avocats… dirige les organismes sociaux et spirituels que sont les confréries de pénitents, la Fabrique paroissiale, les différentes œuvres, ou encore tiennent le jus patronat des chapelles rurales… Leur mode de vie est ostensiblement différent de celui de la grande majorité des habitants du village. Ces élites entretiennent, enfin, des réseaux de relations mondaines, qui peuvent être la conséquence des stratégies matrimoniales, ou simplement la manifestation d’amitiés, d’affinités ou de calculs politiques. Bien évidemment, cette définition n’est pas exclusive à Saint-Martin et s’applique aux élites sociales des autres villages dès lors qu’ils ont une certaine importance, et de bien des agglomérations françaises et italiennes de l’époque.

Ce qui en fait l’une des particularités, c’est plutôt le rapport que ces élites entretiennent avec leur propre patrimoine. Celui-ci est composé, comme nous l’avons précisé, d’une part importante de biens matériels, les propriétés foncières, mais aussi de biens immatériels comme les dettes et revenus tirés de locations et prêts divers. Dans le premier cas, j’ai pu démontrer qu’à Saint-Martin, la notabilité tenait entre ses mains les meilleures terres, les plus vastes et les mieux orientées, sur les versants les plus doux, en même temps les plus proches du village. Deux grandes familles m’ont permis d’illustrer ces caractères : les familles RAIBERTI et CAGNOLI. Ne pouvant développer l’ensemble des exemples qu’elles offrent, je me contenterai ici de présenter le cas de la famille CAGNOLI. Retenons simplement que la première famille, celle des RAIBERTI, a créé à cette époque les hôtels de l’Edouard’s Park et de la Châtaigneraie, qu’elle gère toujours.

Ces deux familles permettent de mettre en évidence les phénomènes de concentration des biens et des revenus entre les mains des élites sociales et politiques. Les premiers détiennent l’essentiel de leurs propriétés dans les grandes terres du quartier Deloutra, alors que les seconds possèdent celles du Pra de la Maiou et de Saint-Antoine.

Ces terrains possèdent une dernière caractéristique : d’un seul tenant, ils représentent une superficie importante, contrairement aux patrimoines fonciers moyens généralement composés de petites parcelles disséminées dans l’ensemble du territoire. Pourtant, il convient de dresser un dernier constat, le déclin de la grande propriété foncière qui touche la France à la fin du XIXe siècle n’a pas d’effet à Saint-Martin, tout d’abord parce qu’elle n’existe pas ici.

Parmi les biens immatériels composant le patrimoine des élites sociales, nous pouvons faire entrer les charges politiques et spirituelles qu’elles détiennent. Et c’est un fait que nous retrouvons à la tête de la commune ou des confréries de véritables lignages, qui ont tendance à « patrimonialiser » ces fonctions. C’est le cas pour nos deux familles, qui se succèdent aux rênes du pouvoir municipal de manière régulière depuis 1515 pour les RAIBERTI et depuis 1688 par les CAGNOLI, bien souvent de manière conjointe. Ces fonctions n’obligent pourtant pas à une totale proximité, allant jusqu’à l’alliance familiale. L’étude généalogique des deux familles démontre effectivement qu’elles développent des sphères lignagères totalement imperméables l’une à l’autre. La meilleure preuve en ai qu’il n’y a quasiment pas de mariages entre membres directs de ces familles durant toute la période.

Une part importante de leur patrimoine consiste également en la gestion d’un capital dans sa plus grande part dématérialisé, consistant en obligations financières actées sous seing notarié ouvrant droit au versement régulier d’intérêts. Le chef de famille entretient de cette manière des rapports au quotidien de dominants-dominés avec ses obligés, les petits emprunteurs, ce qui n’interdit pas certaines largesses contenues et calculées qui renforcent les liens de dépendances ainsi créés. Inversement, afin de ne pas en fausser l’image, précisons tout de suite que la stratégie des « petits » consiste à multiplier les prêts et les prêteurs afin de ne pas être liés à un seul et donc véritablement dépendant .

Une part importante de son travail quotidien consistait à passer à chaque transaction les lignes d’écritures correspondantes, tenant ainsi une véritable comptabilité personnelle (nous pourrions dire familiale puisqu’il s’agit de biens transférables lors de la succession) de toutes les charges et des recettes inhérentes au patrimoine familial. Ces obligations, comme n’importe lequel des autres biens, étaient transmises dans l’héritage aux successeurs désignés. Et de fait, quand nous pouvons suivre les dévolutions successives des biens familiaux, il n’est pas rare de voir se perpétuer des versements d’intérêts sur plusieurs décennies, voir générations. Cette particularité peut s’expliquer par la faiblesse du niveau de la masse monétaire disponible dans la société saint-martinoise d’avant-guerre.

retrouver la généalogie simplifiée dans le fichier pdf

Nous pouvons les considérer à juste titre comme partie intégrante du patrimoine familial. Ces pratiques permettaient aux élites d’entretenir une véritable « clientèle » d’obligés. Ainsi, pouvait-on « appartenir » à une famille sans doute pendant plusieurs générations. Il serait d’ailleurs intéressant de vérifier dans quelle mesure l’est-on, et qui l’est, s’il n’y a pas chevauchement de clientèle, si l’on peut déceler comment on y rentre et comment on peut en sortir, si on le peut... L’étude reste à mener.

Après avoir défini ce qu’est un patrimoine familial à la fin de l'Ancien Régime à Saint-Martin-Vésubie, considérons comment celui-ci va évoluer durant les 80 ans qui séparent l’Annexion Française de la 2e Guerre Mondiale. Cette période se caractérise par l’abandon progressif d’une économie principalement tournée vers la production agricole. Tous les indices concordent pour souligner que cette transformation s’effectue dès 1860, avec une certaine rapidité qui semble démontrer que le substrat social y était disposé et sans doute prêt.
1860 marque une date fondamentale dans l’histoire locale. Le village de Saint-Martin, comme la quasi-totalité de l’ancien Comté de Nice dans ses limites héritées de la Restauration sarde au début du XIXe siècle (il faut en exclure les deux communes de Tende et de La Brigue), devient français, à la suite du traité de Paris du 24 mars et du plébiscite organisé les 15 et 16 avril pour, semble-t-il, légitimer a posteriori la décision et l’entente des souverains.
Désormais, le destin de Saint-Martin se décline en français. Les promesses longtemps formulées par le gouvernement Sarde d’ouvrir les routes modernes qui auraient désenclavé les villages ne purent être complètement tenues. La vallée de la Vésubie devait être désenclavé, du moins les autorités en étaient-elles conscientes . Le projet avait été évoqué, étudié puis partiellement lancé dès les années 1840. Avec les travaux Sardes, le Suquet avait été atteint en 1857. Devant les difficultés techniques à surmonter, le choix avait été fait de pénétrer en Vésubie par Duranus. Ce sont pourtant les Français qui terminèrent le réseau routier du Haut Pays C’est au Second Empire français que revint le mérite d’atteindre Lantosque en 1863, puis Roquebillière en 1867. La route de la Vésubie fut enfin terminée par la IIIe République naissante. Elle atteint les abords de Saint-Martin-Vésubie en 1874. À cette époque, il ne fallait plus que 10 h pour relier Nice. En moins de 20 ans, les principaux villages furent atteints par de nouvelles routes départementales. Ces axes facilitèrent les échanges, et, dans le cas de Saint-Martin, renforcèrent la relation économique avec la côte. Il s’agit d’une forme particulière de « décloisonnement rural [consécutif à] une ouverture accrue vers l’extérieur pris en charge par le détenteur du pouvoir municipal », pour reprendre la problématique proposée par Antoine CARDI . Si les tenants de cette « modernité » se retrouvent à la tête de la Commune, je m’efforcerai également de démontrer qu’ils usent d’une même entreprise envers leur propre patrimoine familial, et, ce qui mérite d’être souligné, que cette ouverture produit un échange inégal au profit du village dans sa globalité, qui s’enrichit durant cette période.

En fait, Saint-Martin est déjà entré dans une certaine « modernité », et cela principalement grâce au phénomène que nous avons appelé la « Suisse Niçoise » . En simplifiant le phénomène, nous pouvons affirmer que le village est, dès son Rattachement à la France, l’objet des attentions de l’aristocratie européenne présente sur la Côte et qui désire découvrir de nouveaux lieux pour s’y retrouver en villégiature. C'est ainsi que déjà en 1864, Elysée RECLUE parle du village comme de la « capitale de la Suisse Niçoise ».

Le phénomène est complexe et mériterait sans doute plus d’attention pour en retrouver le fil de l’origine, ce qui m’est impossible de réaliser dans le cadre de cette communication. Comment cette découverte s’est-elle faite ? L’aristocratie locale liée aux élites italiennes et françaises a-t-elle su convaincre ses relations de venir reconstituer le « paradis perdu » de la Côte d’Azur à Saint-Martin-Lantosque ? Quelle est la part du hasard dans le phénomène ? Si l’on sait que la Municipalité de l’époque a très rapidement compris l’opportunité à saisir et s’est employée à la favoriser, a-t-elle été, au moins en partie, à l’origine de cette appellation et de sa concrétisation, dans quelle mesure a-t-elle pu agir sur le phénomène ?

À ces questions qui font partie de mes interrogations actuelles, répond des faits, ceux qui nous intéressent ici :
la prise en considération immédiate du phénomène par les élites sociales. Il semble bien que certaines grandes familles aient très rapidement pris en compte ces changements et ont tenté de faire preuve d’initiatives. Justement, comment se traduit cette prise de conscience ? Est-elle intégrée à de véritables stratégies familiales ?
Prenons l’exemple de la famille CAGNOLI.
Le Comte Hilarion, né en 1797 (décédé en 1879), Major à la retraite, est syndic de Saint-Martin en 1849, puis maire entre 1861 et 1870, et une dernière fois en 1874-1875. Son fils, le Docteur Joseph Ignace, né en 1946 (décédé en 1932), l’est de 1909 à 1919. Il succède à son oncle André. Enfin, le petit-fils du premier, Oswald, né en 1877 (décédé en 1950), détient le poste de Secrétaire général de la mairie de Saint-Martin en 1938.

Ils sont les descendants d’une lignée de grands serviteurs communaux dont de nombreux représentants ont tenu les charges de syndic (15 mentions depuis la fin du XVIIe siècle) et de bail (le juge local) durant toute la période Moderne. La famille acquiert le titre comtal de Sainte-Agnès en 1766, grâce à Jean Joseph, fils de l’avocat Jean et de Jeanne CAÏS DE PIERLAS, la fille du colonel.

Ces quelques informations mettent en évidence le caractère notable de cette famille, inscrite dans l’édilité locale.
Grâce aux fonds familiaux mis à m’a disposition, il m’a été possible de suivre à la fois l'évolution du revenu de cette famille à la fin du XIXe siècle, et les différentes tentatives faites par le chef de famille pour en améliorer les ressources. Comme tout notable « d'Ancien Régime », leurs revenus dépendent en grande partie de ceux tirés de leurs terres. Il s’agit principalement des locations de parcelles à de petits exploitants locaux qui ne possèdent pas suffisamment de terrain pour vivre de leurs seules propriétés. Mais ces revenus sont traditionnellement modestes pour un territoire alpin qui ne possède pas d'importantes réserves foncières agricoles, et qui subissent une forte dépréciation à la fin du XIXe siècle. À l’analyse, il apparaît que cette baisse sensible des revenus tirés des baux agricoles arrive au moment où le niveau de vie des représentants de la notabilité locale se développe. L’équation est des plus simples. Il leur faut trouver de nouvelles ressources pour conserver un train de vie hérité de leur statut d’Ancien Régime alors même que leurs besoins se font plus importants par l’introduction d’un luxe jusqu’alors inconnu dans ces montagnes.

En cette fin de siècle, une autre importante part des revenus de la famille CAGNOLI dépend du commerce réalisé à partir de l’élevage familial. Le cheptel est toutefois peu nombreux (7 à 12 vaches), à l'échelle des potentialités de pâturages de la commune. Néanmoins nous retrouvons Hilarion puis Joseph s'attacher à le faire fructifier, utiliser la vente du croît pour obtenir de la liquidité, faire commerce des produits secondaires tirés de cette activité comme le fromage (la tomme) ou le brous... Cette activité ne semble pas être anecdotique, tant l'attention est grande à reporter à chaque évolution constatée l'état du cheptel familial.
Enfin, la troisième part des revenus familiaux est tirée de l'activité « bancaire », entendons du prêt « à la petite semaine », même s’il peut durer plusieurs décennies. Le prêt pratiqué par les élites villageoises est, comme il se doit, à intérêts, et s’adresse à de très nombreux « clients ». Les débiteurs essaient de rembourser avec toute la régularité qu'ils peuvent les intérêts des emprunts qu’ils ont contractés soit par eux-mêmes, soit par leurs ancêtres. Il est plus rare qu’ils remboursent le capital… Le livre de comptes familial est un modèle du genre, laissant apparaître également une attention soutenue à en assurer une gestion au quotidien. On imagine facilement le chef de famille s’atteler à cette tâche à la nuit venue, sur un pan de son bureau…

Les revenus tirés des « métiers » pratiqués par Hilarion, Major, en retraite quand nous le retrouvons à Saint-Martin, touchant une pension, ou ceux du médecin Joseph, son fils, semblent, dans ce contexte, n'être qu'un appoint, sans doute appréciable financièrement car régulier, mais tout autant en terme de prestige pour ses titulaires. C’est ainsi qu’en 1902, année de cessation d’activité du docteur Joseph CAGNOLI, celui-ci reçoit, conjointement avec le Docteur RAIBERTI, 2 000 francs « pour soigner gratuitement toutes les populations de la commune » et assurer d’autres charges médicales comme la vaccination, les services aux enfants, l’hygiène publique…
Il apparaît dont que l'Annexion française ait permis de dégager de nouveaux revenus en élargissant le panel de l’offre et en permettant à certains individus de faire preuve d'initiative privée.

Après avoir présenté cette courte généalogie, arrêtons-nous sur le premier représentant de la période française, Hilarion, Comte de Sainte-Agnès. C'est à son initiative qu’est construite une « villa » sur ses terres du Pra de la Maiou au tout début de la période française, geste éminemment symbolique de son pouvoir, puisque jusqu'alors tous les habitants logent à l'intérieur de l'ancienne enceinte villageoise, où les familles notables possèdent leurs « palais ». Il s’agit là sans doute de l’une des premières villas hors les murs, si ce n’est la toute première de la commune. Son emplacement, au quartier du Pra de la Maiou (« le Pré de la Maison », entendons la Maison « seigneuriale ») en fait un symbole de la continuité du pouvoir au village. Il s’agit d’une maison de revenus, puisqu’il la loue dès le début de la période française. Il a été possible de suivre l'évolution de ce revenu entre 1861 et 1875. Il dépend avant tout de la longueur de la saison, qui évolue d'1 mois en 1871 (événement conjoncturel qui semble dépendre des changements politiques survenus après la défaite de Sedan, à moins qu’il faille voir dans la brièveté de cette période la conséquence immédiate de la fin de l’Empire), à 113 jours en 1869, et sans doute plus encore entre 1872 et 1875, période durant laquelle nous n'avons pas d'informations complémentaires à la simple mention du loyer qui est le plus élevé de la période. Ce revenu s'ajoute aux autres ressources de la famille, et pèse d'un poids qui ne nous semble pas négligeable, puisqu'il représente entre 1/3 et 2/3, selon les années, du cens que le Comte de Sainte-Agnès tire de sa « seigneurie » de Bovès en Piémont , pour une même proportion du dédommagement attribué annuellement par la commune, ou encore 2 à 3 fois celui provenant de la vente annuelle des bovins.

C’est sans doute pour améliorer l'offre locative qu’Hilarion CAGNOLI décide d’innover, en 1867, en faisant creuser un lac à proximité de son « chalet ». Cet exemple fut suivi quelques années plus tard par la famille RAIBERTI qui possédait en vis-à-vis, sur la rive droite de la Vésubie, la villa Marion.

Toujours très pragmatique, il propose d'utiliser l'eau résurgente d'une importante source pour l'alimenter. Les travaux débutent le 16 mai (sans doute dès que le temps et le gel le permettent, et malgré les débuts de la saison agricole), pour être terminés au plus tôt dans la saison. Ils prennent fin effectivement le 16 juillet. Ils ont coûté 648,20 francs, soit environ deux ans de loyer de la villa, et ont employé 26 ouvriers pour un total de 353 journées ½ (la main-d’œuvre représente 96,5 % du coût total). Le lac mesure 38 x 28 m et 2,10 m de profondeur moyenne, soit 836 m² pour un volume estimé à 1 755 m³ et demi. L'étude prévoit qu'il faudra 4 h 5 min pour remplir le lac avec la source (et donc pour en renouveler l'eau), ce qui représente de la part de la source un débit de 7 165 litres 714 millilitres à la minute (près de 120 l/s). Dépense somptuaire à coup sur que de construire un lac, mais destinée à marquer la position sociale dominante de la famille par comparaison avec d'autres. Mais il s’agit aussi d’adapter l'offre locative à la qualité sociale des locataires, dont on peut souligner l'homogénéité sociale. Les carnets d’Hilarion nous en donnent le détail : des docteurs, LUBONIS et MANIOTH, comme l’homéopathe MONTANARI, qui loue le Pra de la Maion à trois reprises (1864, 1867, 1869), ou encore le dentiste WEBBER. Mais aussi l’avocat MASINI, le Consul BALDEYRON. Certains sont des étrangers, dans la pure tradition de la Suisse Niçoise, comme les sœurs MAURISON et le docteur MANIOTH déjà cité, sujets de Sa Très Gracieuse Majesté, ou le suisse DESCHLIMANN…

En suivant ces informations, il apparaît qu’Hilarion gère le capital familial « en bon père de famille », dans le cadre, hérité, d’une économie « traditionnelle ». Il ne se prive pourtant pas des potentialités d’augmenter ses revenus grâce aux apports extérieurs, rendus possible grâce à l’ouverture du village vers de nouveaux modes économiques. C’est le cas de la location immobilière saisonnière. Elle s’adresse bien évidemment aux personnes fortunées qui peuvent se permettre ces loisirs, et qui sont à la recherche d’un lieu de vie mondaine plus originale. Les revenus tirés de cette nouvelle activité sont, sans être ridicules, encore modestes, mais l’essentiel est là. Le développement de la station estivale de Saint-Martin-Vésubie est aussi affaire d’initiatives privées, et ses retombées semblent suffisamment importantes pour intéresser les familles capables de mobiliser des fonds suffisant pour investir. Le particulier (ou plus exactement le groupe familial), à la suite de la Commune, participe, en relayant les efforts publics, à la mise en place d’équipements nécessaires au développement de la « station estivale ». Nous l’avons noté, le patrimoine familial est alors la source exclusive du financement, mais le retour sur investissement est rapide et conséquent. De plus, il participe à l’amélioration de l’image de la notabilité, enrichie sa position sociale autant que financière. Notons toutefois que ce seul exemple ne suffit par pour en faire une règle et que ses résultats s’avèrent au demeurant fort modestes, ne pouvant être considérés pour l’instant que comme une activité d’appoint. Ce sont les mêmes personnes qui participent au pouvoir édilitaire et aux premiers investissements à caractère privé réalisés sur la commune de Saint-Martin. Reste à savoir s’il s’agit d’un phénomène d’accompagnement ou de mimétisme de la part des élites du village.


Avec le fils d’Hilarion, nous entrons dans une nouvelle conception patrimoniale. Le Docteur Joseph CAGNOLI n’hésite pas à se lancer dans de nouveaux investissements. Il ne s’agit plus seulement d’user directement de son patrimoine, qui doit permettre un véritable développement économique en s’appuyant sur l’une de ses composantes (comme la propriété du Pra).

À une date inconnue, mais vraisemblablement à l’extrême fin du XIXe siècle, Joseph CAGNOLI se lance dans une entreprise de stérilisation du lait. Il installe, toujours sur sa propriété du Pra de la Maiou qui représente le véritable cœur de ses propriété, une usine pour traiter cette production et lui donner une nouvelle valeur ajoutée. Ici encore, l’utilisation du patrimoine familial est directement sollicité. L’entreprise prend un nom évocateur, « Stella », avec pour « logo » une étoile, et s’appuie une nouvelle fois sur une localisation familiale, le « Domaine du lac » à Saint-Martin-Vésubie. Voici donc le Pra de la Maiou présenté comme une sorte de « château », sur le modèle des grands crus viticoles, mais cette fois pour le lait. Ici, les documents nous manquent. Nous pouvons tout de même imagine que Joseph compte bien collecter une part importante des productions laitières locales, son seul troupeau ne suffisant pas, à l’évidence à une telle entreprise. L’idée est précurseur des coopératives laitières qui s’installèrent dans les décennies suivantes dans toute la vallée. Il semble pourtant que l’entreprise n’aille pas plus loin. La tentative n’en demeure pas moins significative de l’état d’esprit d’entreprise qui anime cette famille… et d’une certaine malchance industrielle !
La troisième génération est celle d’Oswald CAGNOLI. 40 ans après le creusement du lac, il lui cherche une nouvelle utilisation. En 1927, il se lancer dans l’élevage de la truite. À la fin du mois de mai, la correspondance échangée avec l’Administration des Eaux et Forêts nous apprend que celle-ci désire « placer une caisse d’incubation « KREITMANN » » sous la déverse du lac de la propriété CAGNOLI, afin d’y élever 20000 alevins de truite commune. La réponse de la famille ouvre de nouvelles perspectives qui nous permettent d’en suivre les cheminements industrieux.

Oswald, qui reprend la suite de son père « trop âgé », répond à l’Inspecteur par un refus poli d’accueillir l’alevinage de l’Administration. Il en profite pour lui faire part de ses propres propositions, arguant du fait qu’il a « étudié depuis deux ans la question de l’élevage de la truite… » et qu’il « s’est tout dernièrement décidé à entreprendre cette industrie », ayant « confié ses plans à un entrepreneur qui doit commencer les travaux la semaine prochaine ». Nous conviendrons qu’il s’agit là d’une conjonction étonnante, venant fort à propos. Et effectivement, notre héritier de préciser qu’il a prévu d’installer « un atelier d’incubation de 3 bassins… » estimant la production possible à … 300 000 œufs ; mais aussi 10 bassins d’alevinage et de reproduction.

Le système est alimenté par la surverse du lac, dans lequel est installé le matériel de captage permettant d’acheminer l’eau nécessaire à ce qu’il convient d’appeler une pisciculture. En fait, cette entreprise trouve son origine dans l’élevage d’agrément qui avait été réalisé dans le lac et qui donne satisfaction aux loisirs du Comte et sans doute de ses invités, qui prélèvent régulièrement « des spécimens [de truites] allant jusqu’à 3 kg ».
Mais l’esprit pragmatique ne s’arrête pas à vouloir investir du sien. Oswald fait une proposition à l’Administration qui nous permet de mettre en évidence l’évolution qui s’est opérée dans les mentalités de la famille. Le chef de famille est prêt à mettre à disposition son installation pour participer à son financement, en posant deux conditions. La première est prestigieuse. Il s’agira d’appeler « mon installation ‘Officine Piscicole Départementale’ » en différenciant sa propre activité de celle de l’Office par la catégorie des truites élevées, arc-en-ciel pour lui, et commune pour l’Administration. Mais surtout, ce qui est bien plus efficace, CAGNOLI demande que « l’Etat prenne en charge une part des travaux, sur les 60 000 francs, étant donné que le lac existe déjà ».
Il propose d’utiliser une immobilisation familiale qu’il compte bien valoriser dans cette entreprise.
Si les bassins existent encore de nos jours, nous ne savons pas s’ils ont été effectivement mis en fonction. Il n’en demeure pas moins que l’entreprise privée, qui s’appuie sur une part importante (et la plus prestigieuse) du patrimoine familial, rejoint cette fois l’initiative publique, il est vrai orientée vers la satisfaction des loisirs collectifs et démocratisée qu’offre la pêche.

Une dernière initiative est à mettre au crédit d’Oswald CAGNOLI. 10 ans après avoir lancé sa pisciculture, revoici en 1937 notre entrepreneur en contact avec le Génie Rural. Nous ne pouvons que supputer les raisons de cet échange de correspondance, mais nous savons que le sujet principal de la transaction en est la source, dite « Rosella-la-Douce » ou « La Douce » résurgente dans la même propriété CAGNOLI du Pra de la Maiou.
À la fin de l’année, Oswald possède tous les éléments techniques qui lui permettent d’entrevoir une utilisation « industrielle » de cette source dont le débit ne cesse d’étonner et que l’on a déjà vu alimenter le lac de la propriété. Le Laboratoire Municipal de Nice établit une analyse le 27 décembre, complétée le 3 janvier 1938 par le rapport géologique du Professeur Léon BERTRAND, professeur de géologie à la Faculté des sciences de Paris et à l'École centrale des arts et manufactures. Celui-ci soulève les véritables problèmes. Il commence par décrire la source, « de gros débit, [qui] sort de quelques points très voisins au fond d’un bassin autrefois aménagé en un petit « lac », dont il ne subsiste plus qu’une partie à la suite d’une inondation par la Vésubie ». L’information nous apprend que le lac a disparu dans les années 1930… Pour la famille CAGNOLI, il s’agit alors de ne pas perdre ce qu’il semble être une véritable ressource. Mais pour cela, il faut s’assurer de la salubrité de la résurgence. D’après le professeur, « l’origine de cette eau… peut être attribuée simplement à la circulation normale d’une nappe alluviale … [mais] elle a circulé au-dessous des habitations (et même du cimetière)… » ; et de préciser qu’« elle montre une contamination bactériologique assez notable … alors que l’analyse a été faite en décembre, hors-saison ». Malgré ce problème, la source, d’un débit « supérieur à 600 l/s » est jugée « d’une composition minérale favorable à l’alimentation », tout en reconnaissant « un captage délicat ».
Il semble donc qu’il ne soit pas possible d’utiliser la source pour un projet qu’on entrevoit autour de la consommation. Quelques bribes d’informations laissent entendre qu’il existait un projet de brasserie, avec l’idée de faire de la bière dite « de Saint-Martin ». C’est alors que notre entrepreneur imagine d’en appeler à la Compagnie des Eaux et de l’Ozone de Nice dès mai 1938. Cela fait alors 30 ans que la méthode d’ozonisation a été mise au point par un niçois, Marius-Paul OTTO, afin de procéder à la stérilisation de l’eau potable. Les échanges épistolaires sont rapides, intéressés. Les agents de la Compagnie précisent même « qu’un projet ayant son origine à Saint-Martin… a de grandes chances d’aboutir ». Quelques semaines plus tard, l’ingénieur en charge du dossier espère même venir prochainement à Saint-Martin... mais pourtant, le projet périclite. Il prend fin, semble-t-il définitivement, entre mars et mai 1942, quand « beaucoup de grands projets sont en panne par suite de manque de matières premières », et que finalement la Compagnie « ne peut prendre l’engagement… devant les difficultés de toute nature préalable à cette réalisation ». C’est la dernière entreprise d’Oswald CAGNOLI.
Ces exemples démontrent avant tout l’esprit d’initiative de cette famille, qui se poursuit sur trois générations, mais aussi l’évolution du mode d’investissements et les attentes que pouvaient en avoir leurs initiateurs. Ils mettent également en évidence le réseau des contacts entretenus par le chef de famille. Il n’hésite pas à en appeler en dehors de la sphère habituelle de ses relations locales aussi bien à des professeurs de renom qu’à des entreprises capables d’apporter la solution technique qu’il ne possède pas dès lors que le projet devient complexe. Ces liens mettent en évidence la toile relationnelles qui anime la vie sociale de l’élite villageoise en l’ouvrant sur de nouveaux aspects qui tous ont des liens avec le développement économique du Haut Pays. Il est devenu évident que le village, « de plus en plus pénétré par les influences de la société englobante », reste, grâce à l'initiative des familles dirigeantes « une entité à forte dynamique interne » . À quoi peut-on en attribuer la nature ? Bien évidemment à l’ouverture économique produite par le Rattachement à la France, mais aussi et surtout à une culture de l’initiative. Celle-ci s’était jusqu’alors réalisée dans les choix familiaux de se rapprocher des structures de l’État en construction. L’indubitable progrès économique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, vu depuis le prisme d’un village alpin à l’économie encore fortement rurale, rend l’initiative privée véritablement originale. Et la tentative étonnante.

Tout ne va pourtant pas dans le même sens. Les échecs successifs consécutifs aux initiatives de la famille CAGNOLI marquent, me semble-t-il, les limites réelles de ces tentatives d’investissements. Car il leur manque au final la profondeur des fonds structurels (le volume monétaire mobilisable sur le seul patrimoine familial) tout comme les facilités de débouchés. L’initiative est limitée par sa propre nature, même si elle évolue, ce qui démontre que le chef de famille cherche à adapter ce qu'il pense être des potentialités locales de développement aux nouvelles avancées technologiques, voir tente souvent de devancer le développement local.

À contrario, le comportement de tous les membres de l’élite villageoise n’est pas calqué sur celui de la famille CAGNOLI. Ce sentiment et l’esprit d’initiative ne sont pas forcément partagé par l’ensemble de cette strate sociale. À l’analyse, certains membres de ces grandes familles ne peuvent supporter les mutations qu’ils constatent à l’intérieur même de leur milieu, de plus en plus « grevé de dépenses de convenance sociale … qui deviennent de plus en plus lourdes dans une phase de hausse des prix et des salaires des personnels », ce qui oblige « les propriétaires rentiers … à avoir recours à d’autres sources de revenus » . Cela est d’autant plus vrai que ces variantes de comportements peuvent agir à l’intérieur d’une même famille.

On le constate en suivant le cas de Lazare RAIBERTI, le grand érudit local à la fin du XIXe siècle, pour lequel il semble que le seul fait de ne pouvoir conserver son rang et sa place dans la société saint-martinoise le décide à vendre l’ensemble de son patrimoine foncier. S’il avait au préalable laissé la jouissance de ses biens à son frère aîné, Charles, et ce durant plusieurs décennies, il finit par s’installer définitivement en Italie, refusant de devenir français et choisissant la nouvelle nationalité italienne. C’est d’ailleurs à cette mutation géopolitique qu’il attribue lui-même les transformations qui ont « détruit son monde ». Notons tout de même que le transfert patrimonial ne s’effectue pas selon les règles habituelles de la transmission des biens « du pays » au bénéfice des représentants de la famille qui y vivent. Ils sont tout simplement vendu à un acquéreur extérieur, en l’occurrence Joseph MARION, provoquant ainsi la dissolution d’une part importante du patrimoine familial .

À pareille époque, la branche familiale de Charles fait le choix de l’hôtellerie de luxe à l’orée du développement de la « Suisse Niçoise ». S’agit-il ici d’une sorte de « dérogeance », comme cela pourrait être présenté ? faisant porter le « souvenir de la ‘faute du père’ [la responsabilité] du déclin patrimonial » . En fait, l’exemple de Saint-Martin s’inscrit plus dans un mouvement général de recomposition des patrimoines familiaux, même s’il est difficile de les comparer avec ceux de l’aristocratie française qui connaît alors pareille mutation. Ils doivent s’adapter au risque de disparaître.

Si les CAGNOLI ont accepté l’évolution et fait le choix de l’investissement et de l’innovation pour survivre, les RAIBERTI, par leur initiative économique « gagnante » (l’hôtellerie), inscrivent leur famille « héritière dans une logique dynastique, garante même de leur distinction sociale », comme l’avance Vincent Thébault.

Pour ouvrir le champ de vision sociale et ne pas se limiter à l’aristocratie locale, nous constatons que l’initiative n’est pas le seul fait des anciennes familles, que l’on aurait d’ailleurs pu imaginer être sur la réserve face à ces bouleversements, peut-être plus « conservatrices ». Ce n’es donc pas le cas, et d’autres familles, au départ moins privilégiées, tentent, innovent, se lancent dans l’aventure.
Comment ne pas citer à Saint-Martin-Vésubie le rôle précurseur de Joseph MOTTET, ferblantier de son état, qui met en place la première usine électrique du village et du Haut Pays en… 1893. Ou encore Joseph BAILE, qui, dans l’entre-deux-guerres, utilise l’énergie hydro-électrique pour fabriquer des pains de glace qu’il expédie vers Nice. D’autres encore ont tenté d’installer au village une fabrique de savon (1875), une autre de bière (dans les années 1870), ou encore « l’usine de pâtes Princesse Grâce », en 1961, devenue mythique… Tentatives vouées à l’échec et aujourd’hui oubliées, mais qui démontrent l’esprit d’initiative des plus inventifs des Saint-Martinois.

Cette volonté d’entreprendre qui nous paraît continue durant un siècle, malgré ses échecs, a bénéficié de plusieurs facteurs encourageants, aux premiers rangs desquels s'inscrivent le rattachement à la France et son corollaire, le développement de la station climatique de la « Suisse Niçoise ». Ou encore l’arrivée de la route départementale à Saint-Martin, qui donne une (fausse) impression de modernisation de la vie au quotidien.
Que l'aristocratie locale ait été la première à oser investir et s'engager dans cette voie, cela n'a rien d'étonnant. Elle comprend bien vite que vivre uniquement des revenus tirés de son patrimoine familial, même s'il est de nature très variée comme nous l'avons présenté, ne suffit plus. Et parce qu'elle bénéficie des fonds et du patrimoine suffisant, elle tente parfois, et généralement, l'aventure. Je pense effectivement qu'il s'agit là d'une véritable « aventure » pour nombre des acteurs de cette histoire, qui, s'ils s’essaient à la gestion d’entreprise, ne mesurent pas forcément les implications qu'elle engendre : besoins financiers, innovation, compréhension du marché, renforcement des débouchés, infrastructures... C'est d'ailleurs pour cela, que, prudemment, ils vont dans un premier temps user des ressources tirées du patrimoine familial, aux potentialités évidentes, pensant qu'elles seraient suffisantes pour rehausser le niveau de leurs revenus, avant de tenter d'ouvrir ces initiatives à d'autres sources de financements.
L'échec final peut sans doute être imputé pour une bonne partie de la modestie de ces expériences, mais plus encore de l'impossible intégration des initiatives locales dans le système économique englobant. Quand elles étaient adaptées aux besoins du marché, les idées étaient sans doute bonnes, mais les débouchés, à l'image de ceux que connaît la Côte, sont insuffisants ou rapidement concurrencés par les productions de régions plus favorisées.
Les familles saint-martinoises ont compris qu'il était nécessaire de faire évoluer la nature de leur patrimoine. Elles ont pensé, attirées par l'ouverture du Haut Pays vers de nouveaux horizons, répondre de cette manière aux nécessités liées à la reproduction sociale, afin de conserver leur rang. Il fallait qu'elles maintiennent leur place dans la société malgré les turbulences socio-économiques qu'elles traversaient. Au final, la réussite de la Suisse Niçoise sur la durée peut être considérée comme la confirmation de cette mutation, démontrant que seuls les choix adaptés au contexte du Haut Pays pouvaient être pérennes, sans pouvoir, faute de moyens ambitieux, véritablement concurrencer les autres propositions du marché. C’est là sans doute une règle absolue de l’économie des montagnes niçoises.

 

 

ANNEXE
Lettre de Joseph CAGNOLI cherchant à se familiariser
avec les premières notions de gestion et de comptabilité.

Saint-Martin, le 2 août 1874
Très aimable cousin
J’ai reçu avec beaucoup de plaisir votre très chère lettre qui m’a procuré l’honneur de faire la connaissance de M. et M. MAUNIER.
Pendant mon séjour à Beaulieu je vous avais entretenu sur l’idée de faire quelques essais sur la fabrication de la bière dans notre climat : vous même aviez eu la bonté de vous intéresser à moi en vous offrant pour nous chercher un ouvrier capable de diriger une telle entreprise : heureusement pour nous cet homme est trouvé bien que nous ayons été obligés d’en passer par des épreuves financières un peu rudes (3 000 francs environ par an….) je vous écris aujourd’hui pour que vous ayez l’obligeance de me rendre un autre service, car je ne connais personne qui soit capable mieux que vous de m’informer sur ce que j’ai besoin de savoir.
Étant tout à fait nouveau sur les affaires commerciales et partant complètement ignare des lois ou coutumes qui régissent une société, je vous prierais de m’obliger en voulant bien m’indiquer
1. Sur quels principes il faut me fonder pour que, en cas de non solvabilité de l’un des associés je puisse être à couvert de toute solidarité.
2. S’il convient de verser chacun une certaine somme dans la caisse ou bien de parer au fur et à mesure aux exigences qui se présenteront.
3. De savoir comment la comptabilité doit être tenue pour permettre un contrôle facile et exact des diverses opérations des associés.
4. Quelles sont les conditions que doit remplir celui qui est chargé de la caisse.
5. Quels et combien sont les registres à avoir et par quels moyens.

 

 

In Patrimoine du Haut Pays n° 10, pp. 132-152
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