Bouleversements sociaux et guerres modernes en Vésubie

Guerres modernes et bouleversements sociaux en Vésubie au XVIIIe siècle

Guerres modernes et bouleversements sociaux en Vésubie (XVIe-XVIIIe siècles)

Éric GILI

Localisation  de la redoute de Saint-Jean, au-dessus de Belvédère, vallée de la Vésubie

Extrait de la carte générale italienne N° LXXXIII, table 16, de 1865

Archives Départementales des Alpes-Maritimes

 

 

INTRODUCTION

À l’aube de l’époque Moderne, les Terres Neuves de Provence, que l’on ne qualifie pas encore de Comté de Nice (il n’est officialisé qu’en 1553), sortent d’une période d’instabilité qui dura approximativement un siècle. Après les épisodes menant aux déditions, il s’est fallu de beaucoup que le calme ne revienne, et l’appesantissement, même tout relatif de l’emprise savoyarde provoqua encore bien des réactions dans la population. On se souvient de la grande révolte de 1436...

La fin du XVe siècle est plus directement marquée par le début de ce que nous appelons les Guerres d’Italie. Le roi de France revendique ses droits sur certaines régions de la péninsule, comme le royaume de Naples ou le Milanais. Dès lors, notre région n’eut plus de cesse d’être traversée par de nombreuses troupes.

 

Cet exposé se propose d’établir des structures de contextualisation pour chacun des épisodes militaires qui touchèrent la Vésubie. Je vous le présenterai en suivant un plan thématique, en abordant tout d’abord le rôle géopolitique de notre région, véritable carrefour entre l’Empire et la France ; puis j’insisterai sur le poids majeur de la guerre dans la vie quotidienne des populations du Comté ; et je terminerai en mettant en évidence un certain nombre de transformations que la violence récurrente a engendrées, en insistant tout particulièrement sur la rupture des équilibres sociaux médiévaux.

 

PARTIE 1

Le Comté de Nice, entre Empire et France

La position du Comté de Nice, entre le royaume de France (qui vient d’acquérir par héritage la Provence en 1482) et la péninsule italienne, sa géographie alpine, en fait le passage obligé dès que l’on cherche à pénétrer plus à l’est.

Les cols, et principalement celui de Tende (acquis en octobre 1579) sont de véritables portes d’entrées sur la plaine padane, qui évite le passage ligure des montagnes côtières.

Le duc de Savoie semble donc un partenaire incontournable dès qu’il s’agit de circuler dans ces aires méridionales.

De fait, le comté est régulièrement parcouru par les troupes, amies ou ennemies. Cette caractéristique naturelle est d’ailleurs régulièrement complétée par les actions politiques mêmes des souverains de Savoie.

Ceux-ci ont très tôt joué leur propre carte politique, avec comme ambition d’accéder au premier rang des souverains européens. La conséquence en fut le plus souvent la guerre, que les populations durent supporter.

Pourtant, la guerre elle-même changea progressivement de forme. De simple lieu de passage, puis un territoire à conquérir au XVIIe siècle, le Comté devint au XVIIIe siècle un lieu d’affrontements, et plus encore, un véritable bastion, centré autour du massif de l’Authion, que les belligérants se devaient de conquérir pour tenir la région.  

 

  1. Lieu de transit obligé des troupes

Les occasions sont nombreuses au début de l’époque moderne d’évoquer le passage des troupes au travers des terres du comté de Nice.

Les reliquats des guerres d’Italie sont encore rappelés dans nos mémoires, une partie des Terres Neuves ayant été pillée par les troupes désargentées des compagnies françaises.

 

La lutte qui opposa François 1er à Charles Quint donna souvent l’occasion aux différentes troupes de parcourir notre région..

Déjà, en 1524, ce sont les Impériaux du Connétable Charles de Bourbon et de Ferdinant d’Avalo maquis de Pesquaire, qui franchissent le col de Tende dans le but avoué d’envahir la Provence. Ils traversent la ville de Sospel avec 2 000 cavaliers et 25 000 fantassins, s’y approvisionnent, et commettent quelques méfaits, avant de traverser le Var en juillet. Après leur échec, ils sont en déroute et courant octobre, repassent par notre région. On imagine dans quel état d’esprit.

Bien plus grave encore est la situation des Terres Neuves lorsque François 1er envahit une seconde fois les territoires du duc, en 1536, prétendant à l’héritage de sa mère, Louise de Savoie. Cette fois, le futur Comté devient le dernier asile du duc, qui ne possède plus que les montagnes et la citadelle de Nice. La duchesse Béatrice et l’héritier du trône, Emmanuel Philibert, séjournent à Nice. C’est une nouvelle fois l’Empereur Charles Quint qui vient à son secours. Il passe par le col de Tende, alors que son allié le Génois Andréa Doria tient la côte. C’est une nouvelle fois à partir de Nice qu’est préparée l’invasion de la Provence. La campagne ne dure que du 26 juillet (passage du Var) au 24 septembre, quand sont de retour les troupes impériales. Leur circulation, entre Nice, Sospel et Tende, provoque à chaque fois d’importantes déprédations. Pourtant, les autres vallées alpines ne sont que peu ou pas touchées, les dégâts causés par la soldatesque ne se retrouvant qu’aux alentours de leur passage immédiat. Cette farouche opposition se termine par un véritable espoir, puisque les belligérants acceptent de signer une trêve, à Nice justement, sous les bons auspices du pape.

Elle débouche en fait sur des temps très difficiles, car c’est une nouvelle fois à Nice que vont se régler les conflits européens majeurs entre les deux ennemis héréditaires. C’est l’épisode du fameux siège de Nice de 1543, qui vit converger vers la ville Français et Turcs.

Le 5 août, 200 voiles turques portant 14 000 fantassins dont plusieurs milliers de janissaires, combinées à 26 galères françaises avec 8 000 hommes, arrivent à Villefranche. Si la ville capitule le 22, le château résiste encore. Les alliés franco-turcs envoient d’importantes colonnes sur les villages alentours et dans les vallées, pour se ravitailler et se livrer à un pillage en règle. Si le 9 septembre, apprenant l’arrivée prochaine du duc Charles III, le siège est levé, la ville et une partie du comté ont été dévastés. Afin de remercier ses défenseurs, le duc réunit à Nice les plus fidèles d’entre-eux, après la signature de la paix, dans le château de Nice pour les en remercier.

D’autres péripéties ont encore lieu dans le ½ siècle, mais c’est surtout avec les guerres de Religions, en France, que de nouveaux événements touchent le Comté de Nice.

En 1580, Charles Emmanuel 1er, inversant les données traditionnelles, prétend à la succession du royaume de France. Il décide d’aider les Ligues contre les prétentions du futur Henri IV. La conséquence est immédiate. En juin, ce sont 7 000 hommes, dont 2 500 cavaliers, qui traversent le Comté, sous le commandement du duc, en direction de la Provence. Après une chevauchée qui l’emmène jusqu’à Aix, il est forcé de se replier. Le Comté de Nice est envahi à son tour par les troupes de Lesdiguière. Les adversaires se font front, pendant 5 ans, sur une ligne partant de Lucéram jusqu’à Peille. Le Haut Pays est occupé régulièrement pendant toute cette période par les Français, qui cantonnent encore à Saint-Martin-Vésubie en 1594, et à Saint-Dalmas en 1597. En 1600, le duc de Guise tente une percée, mais la paix est finalement conclue à Lyon le 17 janvier 1601, mettant définitivement fin aux prétentions savoyardes sur le trône de France.

 

Ces derniers affrontements marquent pourtant un premier tournant dans la nature même de la guerre à l’époque Moderne dans notre région. Désormais, le « portier des Alpes » mène sur la scène internationale sa propre politique.

 

  1. Une politique d’équilibre

Le duc de Savoie, après la paix de Lyon qui l’oblige à céder à Henri IV plusieurs provinces (le Bugey, la Bresse…), retourne définitivement, par nécessité, ses prétentions expansionnistes vers les terres italiennes.

Désormais, il poursuit ses propres objectifs que l’on peut caricaturer comme suit : développer l’état Savoyard ; étendre son emprise territoriale ; accéder à la monarchie… nous pourrions effectivement débattre de ce dernier point, et de la pertinence de cette vision à posteriori, impliquant une conscience d’une politique à long terme durant l’époque Moderne. Mais ce qui est vrai pour l’état savoyard l’est tout autant du royaume de France.

Considérons donc simplement les résultats militaires d’une politique que les historiens ont qualifié de « bascule », entre royaume de France et Empire.

 

Le début du XVIIe siècle n’est pas un temps de grand calme. Les milices restent sur le pied de guerre. Un parallèle peut être fait avec la monarchie française à pareille époque. Comme elle, le duché de Savoie connaît une véritable crise de croissance lors de la « Régence » des frères Maurice et Thomas, qui refusent de reconnaître les dernières volontés de leur frère Victor Amédée 1er, mort le 7 octobre 1637. Celui-ci désirait que sa veuve, Christine de France fille d’Henri IV, soit nommée Régente au nom de leur fils, héritier et successeur Charles Emmanuel II. Cette « fronde » au plus haut niveau de l’État se caractérisa par la prise de possession du Comté de Nice par Maurice, dont le palais jouxtait d’ailleurs le Sénat de Nice, tout nouvellement installée (1614), au fond du Cours Saleya, sous la forteresse. Maurice s’était au préalable fait reconnaître par les communautés du Comté comme seul Régent. Après 5 ans de lutte, durant lesquelles les troupes françaises attaquent régulièrement le Comté, Maurice reconnaissait Charles Emmanuel comme légitime souverain, quittait la pourpre cardinalice et épousait sa nièce afin de donner naissance à une nouvelle branche dynastique. Cette paix d’équilibre demandait tout de même que les communautés contribuassent au logement des troupes. Ainsi, Saint-Martin devait-elle financer celui de la compagnie de cuirassiers du marquis de Fleury, ce qui, s’ajoutant au donatif offert au souverain pour restaurer ses finances, obligea à un emprunt de 500 doubles, soit l’équivalent de 2 ans de budgets habituels.

 

Le duc de Savoie savait désormais qu’il en avait terminé avec les prétentions françaises, même si elles furent encore, à de nombreuses reprises, sujets à prétextes aux tensions entre les deux monarchies. En témoignent les « arrangements » que consent Louis XIV, quand il dit « accepter que la Savoie et Nice lui reviennent… », et non plus la totalité de l’héritage des Savoie.

La guerre de la Ligue d’Augsbourg démontre sa volonté de « faire le bon choix », au mieux de ses intérêts. Ceux-ci provoquèrent une nouvelle invasion du Comté, car il est alors bien difficile de différencier les effets que peuvent avoir le passage des troupes amies de celles des ennemis.

Le 11 mars 1691, Catinat traversait le Var à la tête de 9 000 fantassins, 600 cavaliers et 2 régiments de Dragons français. Comme de coutume, les milices avaient été mobilisées depuis plusieurs mois. Elles devaient tenir une ligne qui s’étendait de Monti, Castillon juqu’à Menton. Elles sont alors commandées par le général Bernard Cerveti (Breil, Brigue, Clans, Dolceacqua, Isola, Lantosque, Lucéram, Pigna, Roquebillière, Saint-Sauveur, Saint-Martin, Tende, Utelle, Valdeblore, plus 25 hommes des communes de Belvédère, Apricale, La Bollène, Isolabona, Perinaldo, Rochetta). Le 26 mars, Catinat ordonnait la reddition de Sospel, mais le 19 avril, le Conseil de Viguerie décidait la résistance. À cette époque, 5 000 soldats réguliers et 13 000 miliciens de renforts étaient annoncés au Col de Tende, alors que déjà, comme la mémoire collective en a gardé la trace, un millier de miliciens harcelaient les Français derrière leurs lignes. Catinat nommait le chevalier de La Fare, à la tête d’une colonne de 800 hommes, pour lutter contre ces troupes irrégulières, appelées communément « barbets ».

Mais les Français progressaient, prenaient Lucéram, l’Escarène, Peille. Leurs attaques sur Castillon et le col des Banquettes restent pourtant vaines. Le 1er juillet, imaginant un mouvement discret, une forte troupe (3 bataillons, 13 compagnies, 12 régiments de ligne et 1 de Dragons) se porte sur le Braus peu défendu. Les Piémontais sont obligés de se replier sur le Brouis et abandonnent Sospel. Mi-juillet, Saorge est tombé. Désormais, les Français occupent tout le Haut Comté. Les villages doivent reconnaître Louis XIV comme leur souverain légitime ; ainsi Roquebillière prête serment le 12 août 1691, alors que le village est occupé jusqu’en 1696. Les Français sont durant cette période officiellement considérés comme des « alliés », contre l’Autriche et l’Espagne, mais les choix du duc de Savoie lui permettent de solliciter l’aide des Habsbourg.

Finalement, le traité de Turin, du 29 août 1696, redonne Nice à la Savoie, et les dernières troupes françaises quittent le comté fin septembre.

Une nouvelle fois, la politique opportuniste du souverain savoyard lui permettait de récupérer ses territoires face à la puissance française. Pourtant, la guerre, en cette fin de XVIIe siècle, change profondément de nature. Les premiers affrontements du XVIIIe siècle mettent en évidence cette profonde mutation formelle, sinon de nature.

 

  1. De la guerre de mouvement à la guerre de position

La guerre de Succession d’Espagne est à la fois la toute dernière guerre « médiévale » (la guerre de chevauchée) et la première moderne (de positions). Un exemple suffira pour s’en convaincre. Sospel reçoit les premières fortifications « modernes » sur ordre de Vauban.

Une fois encore, le duc de Savoie, Victor Amédée s’allie avec les ennemis du souverain français. Comme de coutume, le Général Tonduti de l’Escarène rassemble les milices du Comté de Nice, destinées à renforcer les garnisons des différentes places fortes.

Nice, qui tombe le 4 janvier 1706, subit le sort qu’on lui connaît. La ville ne résiste que quelques semaines, le château tient plus longtemps, mais finit par être rasé sur ordre de Louis XIV… 

Le premier essai des fortifications de Sospel semblait concluant. Celle-ci, orientées pour défendre d’une attaque venant du Brouis, ne posèrent aucun problème aux troupes françaises. Le Comté tombait dans l’année de la prise de Nice. À l’été suivant (1707), le Prince Eugène de Savoie contre-attaquait et repoussait les Français jusqu’au Var, à l’aide d’une forte troupe des milices. En septembre, il refluait déjà devant le retour des Français, et faisait sauter les fortifications de Sospel. Dès leurs retours, les envahisseurs les restauraient, mais surtout les développaient, et pour la première fois, mettaient en place un système de défense, certainement modeste, sur le site de l’Authion (1709).

Le traité d’Utrecht restituait finalement le Comté au duc de Savoie. Les vainqueurs, en remerciement de ses bons services, lui octroyaient la dignité royale. L’un des objectifs de la dynastie savoyarde était enfin atteint. Mais les quelques gains territoriaux (le Montferrat ou Alessandria) ne suffisaient pas à imposer le tout nouveau royaume comme un territoire incontournable de la géopolitique européenne.

 

La dernière guerre que je traiterai est celle de la Succession d’Autriche, assurément la plus documentée avant celles de la Révolution et de l’Empire.

 

Une fois encore, ce sont les atermoiements du roi de Sardaigne, Victor Amédée, qui plongent notre comté dans la guerre. Fin novembre 1703, le roi s’allie aux prétendants autrichiens. Les troupes franco-espagnoles, communément appelées Gallispanes se rassemblent à Antibes sous le commandement de l’Infant Dom Philippe, et, après quelques mois, envahissent notre comté. La suite des affrontements se caractérise à la fois par la terrible férocité des engagements, qui imprégna les esprits et les mémoires, et par une certaine « professionnalisation » des armées en présence. Une fois encore, Sospel et la strada reale présentent les principaux sites des affrontements. Quelques particularités peuvent être relevées :

Tout d’abord, Nice n’offre plus de résistance, ayant perdu sa forteresse, les Sardes se proposent de tenir la ligne du Mont-Alban Villefranche.

Dès le début des affrontements, les troupes sardes se voyant tournées, coupées de leurs positions de repli sur Sospel ou Vintimille, sont embarquées par les navires alliés anglais pour débarquer sur Oneille, avant de regagner la Roya.

Autre trait caractéristique, cette guerre voit par deux fois le roi de Sardaigne en personne prendre la tête des armées qui viennent libérer ses terres du Comté de Nice en franchissant le col de Tende.

De leurs côtés, les Gallispans s’assurent des routes de la Vésubie et de la Tinée (avec leurs cols respectifs) afin de communiquer plus facilement avec la Provence alpine (l’Ubaye…).

Enfin, le massif de l’Authion, dont nous avions entr’aperçu l’intérêt lors de la guerre de succession d’Espagne, joue pleinement son rôle de verrou de l’accès vers la Roya et le Piémont, interdisant tout passage depuis la Vésubie et la Haute Bévéra.

Au final, après bien des péripéties, le roi de Sardaigne retrouve une nouvelle fois l’intégralité de ses territoires, mais ne reçoit que peu de compensation pour son loyal engagement face à la France et à l’Espagne alliées.

 

Tout l’intérêt, si l’on peut trouver quelques éléments positifs à ces affrontements, comparé à l’extrême misère qu’ils créèrent pour les populations, fut de nature administrative, sinon fiscale. Et de progrès, peut-être ne pouvons-nous pas véritablement parler pour les populations qui y perdent une partie de leur autonomie traditionnelle.

 

PARTIE 2

Le poids de la guerre

Car effectivement, la guerre a un poids pour les populations, obligées de contribuer à l’effort souverain. Il s’agit pour elles, indifféremment, de fournir la troupe, qu’elle soit dite régulière ou non, de participer financièrement par le prélèvements d’impôts qui n’ont au final d’exceptionnels que leur montant, ou de subir les exactions physiques ou économiques des troupes de passage.

 

4. Les milices, véritable défense civique du territoire

En temps de paix, et depuis le Moyen Age, les Communautés du Comté de Nice doivent contribuer à l’effort militaire en proposant régulièrement des jeunes gens qui sont affectés à une organisation « civique » de la défense. Ce sont les milices.

On se souvient, par exemple, des milices du Val de Lantosque réunies à Saint-Martin par le comte de Provence, partant guerroyer en Piémont. La troupe, cantonnant sur la vaste esplanade de las Roghieros, prétait alors serment de fidélité au seigneur, et recevait de sa part, en contre-partie du contrat moral qui les unissait, la promesse, renouvelée à chaque fois que cela lui était nécessaire, de ne leur demander « qu’exceptionnellement » d’aller combattre en-dehors des Terres d’Outre Siagne, par-delà les monts.

 

On se souvient qu’en 1516, l’ensemble des milices de la Vésubie dut se porter à la défense du col de Fenestres pour en interdire le passage aux barons d’Agrémont et de Blanchard, à la tête de plusieurs centaines de Gascons (1 500 si l’on en croit la Chronique de Jean Badat, 3 000 suivant Lazare Raiberti), qui tentaient de regagner la France par ce passage. Commandées par le capitaine Antoine Fabri, les milices communales les forcèrent à passer par le col de Tende, et se voient encore obligées d’aller tenir le Turini pour empêcher toute intrusion dans la Vésubie. Les Gascons passèrent finalement par Breil et Sospel, qu’ils pillèrent.

 

Moins d’un siècle plus tard, le duc sut remercier ces hommes qui tinrent tête aux forces conjuguées des Français et des Turcs, au détriment bien souvent de la simple défense de leurs villages. Après le siège de Nice, il réunit les meilleurs d’entre eux, dont 310 combattants des milices de la viguerie de Vintimille Val de Lantosque, parmi lesquels 7 de Belvédère, 6 de La Bollène, 6 de Lantosque, 13 de Roquebillière, 8 de Saint-Martin, 16 d’Utelle, 18 du Valdeblore.

 

S’il est pourtant certain que leur rôle s’amenuisait à mesure qu’avance l’Époque Moderne, la milice reste pourtant une force d’appoint qui a l’avantage certain de bien connaître le pays et de ne pas peser sur les finances de l’État. Composée de locaux, durs à l’effort et animés d’un véritable sentiment de défense, les milices sont souvent employées pour des raids, des harcèlements sur les arrières des adversaires. Cette stratégie se retrouve d’ailleurs encore à l’époque de la Révolution, quand les troupes républicaines les qualifie de « barbets ». Le terme, qui recouvre une variété de réalités, et qui fut diabolisé par la propagande révolutionnaire française, apparaît lors des affrontements de la Ligue d’Augsbourg. En fait, il paraît bien qu’il y a, dès l’origine, une confusion, sans doute volontairement entretenue, pour qualifier les troupes « irrégulières », en un temps où justement il s’agissait d’ordonnancer les combattants. C’est également à cette époque que se généralise l’uniforme, que l’armée permanente devient plus importante, et que les finances de l’État supportent directement le surcoût que cette rationalisation engendre.

 

Pour les milices, les entraînements se succèdent, les approvisionnements sont régulièrement demandés et obtenus des communautés, qui pourvoient aux besoins des leurs malgré les difficultés d’une pénurie endémique. Quand les milices sont loin, leurs villages doivent leur faire parvenir leurs approvisionnements. Ce sont donc bien des bras « improductifs » pour la communauté, qui pèsent d’un poids très important sur des économies déjà fragiles, mais encore plus déstabilisées par l’atmosphère de guerre, qui n’incite pas à l’industrie. Vient alors se rajouter une mauvaise saison !

La lecture des archives communales nous apprend la composition des milices, citant les noms des individus qui sont appelés, et donne aussi une idée de leur poids économique sur les finances communales. Les registres municipaux ne renferment que mobilisations d’hommes, correspondances d’ordres de marche, envoie de « 24 livres de poudre à Utelle » (en 1626)...  ordonnance de porter « 100 poids de blé et 40 charges de munitions de guerre à Saint-Étienne » (en 1630)…

 

Tout ceci ne fait pas oublier que le poids principal reste celui payé par l’homme. Faire partie de la milice, c’est bien souvent verser le prix du sang. C’est le cas en 1627, quand les milices doivent se porter au secours d’Albenga, soumis au siège conjoint des Génois et des Espagnols. Lors de cette expédition sont tués le Capitaine Jean Richeri de Saint-Martin, et blessé le capitaine Augustin Cottalorda de Breil.

 

À l’issue des guerres, les populations sont épuisées. En témoigne le refus, après la suspension d’armes de Suze (le 11 mars 1629) de l’ordre reçu d’accueillir en accantonnement les troupes du duc de Guise et de Dom Philippe de Savoie à Contes, Lucéram, Levens, Lantosque et Saint-Martin. Rien ne semble pire que de devoir loger et nourrir hommes et bêtes d’un régiment de soldats réguliers. On imagine pourquoi.

Devant cette menace, les milices du Val de Lantosque décident de barrer l’accès de leur région aux 2 500 hommes de troupe du Chevalier de La Valette. L’importance des forces en présence donne une idée assez juste de l’exaspération des populations. Devant le sursaut de violence engendré par cette décision, un accord est finalement trouvé. Les communautés acceptent le sacrifice financier, comme un pis aller, et se voient imposées pour 3 000 ducats pour prix du retrait des troupes françaises.

 

On comprend bien qu’il s’agit avant tout d’éviter une présence dérangeante, déstabilisante, et qui pèserait sur tous. Mais que pouvons-nous effectivement savoir de la présence des troupes dans un village ?

 

5. Des populations affligées

Loger la troupe est effectivement considéré comme un véritable fléau. Qu’il s’agisse d’une troupe amie ou ennemie, le résultat d’une telle occupation est en tout point semblable. La population est soumise aux exactions, terme élégant qui recouvre des pratiques bien moins avouables. Violences et viols sont monnaie courante, car le village ne possède aucun moyen de faire face à un tel afflux d’hommes, dans la force de l’âge, le plus souvent désœuvrés, toujours armés, et qui ne peuvent généralement être contraints ni par la justice ni par la police locale.

Ce fléau est d’ailleurs capable d’en entraîner d’autres :

La disette, car il faut nourrir une population inactive, sur des territoires pauvres, qui suffisent généralement difficilement à l’entretien de la population locale en temps de paix, les productions ne générant que de rares excédents. Imaginons en temps de guerre, quand l’une ou l’autre récolte a été ruinée par le passage de la troupe.

Et l’épidémie, qui provient toujours de l’extérieur, qui chemine le long des routes, et que tous les saints invoqués ont le plus grand mal à repousser, malgré les efforts consentis pour ériger en remparts les multiples chapelles rurales qui leurs sont dédiées. C’est ce que redoute la Communauté de Saint-Martin, qui, en 1526, décide d’une procession et d’une invocation toute particulière en l’honneur de saint Roch, nouvellement promu protecteur contre la maladie épidémique, contre la Peste. Le bubon qu’il montre sur sa cuisse, ostensiblement découverte, rappelle bien qu’il a survécu à cette calamité. La légende raconte encore que l’assemblée processionnelle des habitants, devancée par la hallebarde de l’abbat de jeunesse dans laquelle était fichée la miche de pain, se trouva surpris de voir celui-ci noircir côté aval à son arrivée devant « l’antique » chapelle Saint-Sébastien… la peste s’arrêtait là. Depuis, la date est retenue comme fête votive, le 16 août, à Saint-Martin-Vésubie.

Malheureusement pour tous, ce miracle ne se renouvelait pas à chaque invocation, et tout comme les chapelles pouvaient s’avérer inutiles, les murailles, qui devaient officier lors d’une défense matérielle et non plus spirituelle, n’arrêtaient plus, non plus, les troupes.

 

6. La ruine du pays

Celles de Saint-Martin, restaurées pour l’occasion, résistèrent bien encore une fois au XVIe siècle, sous la protection du seigneur de Beuil, alors que les troupes de Lesdiguières tenaient le Haut Pays. Ce fut sans doute la dernière fois. La stratégie qui, tout comme le commerce, préférait utiliser les grandes artères de communication (la strada reale de Nice à Turin), amena les armées à glisser de la Vésubie vers la Roya. Les malheurs des populations n’en étaient pas pour autant terminés.

 

Une fois la troupe dans le village, elle devait se loger, se nourrir, se chauffer, et bénéficier de quelques « loisirs »… Parmi les denrées les plus sensibles pour la Communauté, le bois tient véritablement la première place. Ainsi trouve-t-on régulièrement mentions de ces réquisitions : « Le bois est réquisitionné pour le focaggio de la troupe ». Des excès sont évidemment commis, comme en témoignent cette note : « le bois fourni pendant 10 jours relevant à 3 059 £ »... Cette agression économique est d’autant plus fortement ressentie qu’elle touche un secteur stratégique de l’économie de la Communauté, qui multiplie depuis des siècles les ordonnances pour protéger ses bois. Plus encore peut-être que les réquisitions de grains, qui obèrent les chances de survie des individus, mais qui peuvent être en partie compensées, prendre le bois est amenuiser le potentiel économique du village sur plusieurs décennies. Interdire au village tout volant financier qui s’avère nécessaire dans les années difficiles.

 

Les troupeaux peuvent également être l’objet de ces réquisitions. Ainsi, « le commandant ordonne au syndic (maire) de se porter chez Baptiste et André Cabanè Airaut pour réquisitionner 3 vaches, 2 veaux de deux ans, 1 veau d’un an et 1 né depuis 5 jours ».

 

En ce qui concerne le foin, la loi de la guerre impose qu’il soit « publicata una grida che ogni abitante serra tenuto di far tagliare suoi prati in disetto si farà seguire il falciamento a sue spese ». On aura bien compris que chaque habitant devra couper lui-même ses prés pour fournir le foin nécessaire aux troupes, à ses dépens.

 

Autres animaux à faire l’objet de réquisition, les mulets : « Ordre reçu hier pour la réquisition de tous les mulets de ce pays moyennant paiement pour le transport des vivres des troupes, et ensuite que la moitié des bêtes travailleront continuellement, et cela sur notre responsabilité de les procurer de suite … demain matin à 9 h tous les habitants devront présenter tous les mulets et ânes en cette place de Frairia pour reconnaître ceux qui pourront travailler, et les autres seront renvoyés, sous peine d’être arrêtés les inobédients et payer les frais des fusiliers qui iront chercher les dites bêtes en campagne ».

Et les mauvaises nouvelles se succèdent. Cette fois, on « informe les muletiers que pour le paiement de leurs journées et vacations au temps des comestibles pour service de la Troupe dans les camps circonvicini nel settimano ultimo scorso dopo la formazione dello stato di loro giornate, et par manque de fonds la Commune ne pouvant plus supporter cette dépense, ayant déjà prévenu de sa détermination les muletiers Antonio Castellano et Giuseppe Ingigliardi ». La charge revenait alors directement sur les habitants, réquisitionnés, sans moyen d’obtenir une quelconque compensation pécuniaire.

 

Jusqu’aux revenus des Aumônes et confréries, acquittées habituellement en nature (en seigle) qui doivent alors être sacrifiées aux réquisitions de la troupe. Un état des redevables est dressé, et c’est au total 25 setiers de froment et 83 de seigle qui doivent être versés aux occupants. Setiers qui par ailleurs n’étaient plus versés depuis de longues années, les revenus de chacun, confréries comprises, s’amenuisant régulièrement lors des périodes de guerre. C’est donc un surplus de dépenses, d’autant moins acceptable qu’il formait l’une des soupapes de sécurité de cette économie fragilisée, qui était imposé aux débiteurs.

 

Les réquisitions se multiplient, portent sur d’importantes ressources, qui sont soustraites par la force ou par la peur aux populations des villages. Ainsi, toujours à Saint-Martin, la Commune dresse-t-elle l’ « état des fournitures en bois, paille et huile pour 40 672 £, les vacations de mulets locaux pour 530 £ 15 sous non effectifs. Sont versés au Magasin de l’armée 191 cantara 30 livres de grains, dont 100 cantara de froment, 6 d’orge, 166 cantara de seigle et 30 livres seigle, sans avoir reçu paiement », le total sur 6 mois de temps d’occupation. Que l’on juge de l’importance de ces prélèvements, quand on sait que les revenus des moulins communaux rapportent annuellement environ 1 000 £…

 

Ces réquisitions obèrent les ressources des villages. Qu’elles soient le fait de troupes amies ou ennemies, les comportements sont les mêmes. Ils ont pourtant d’autres conséquences, toutes aussi importantes, mais certainement bien moins vitales. En premier lieu, celle de voir l’État prendre une part de plus en plus centrale dans la vie du village, par la mise en place de nouvelles règles, de prélèvement fiscaux plus « rationalisés », réguliers, s’appesantissant… Mais aussi dans le quotidien de la Communauté, voir même de l’individu.

 

PARTIE 3

La rupture des équilibres sociaux

La guerre est une rupture de l’habitude, du quotidien. Avec elle, chacun sait qu’il va vivre des temps extraordinaires, parce qu’ils vont changer sa façon de vivre, ses réflexes, bouleverser les stratégies familiales, obliger à renouveler plus régulièrement les personnels communaux, peut-être aussi parce qu’elle implique une certaine perte de liberté, celle de vivre selon des acquis, qui sont alors fortement remis en cause. Et le changement fait peur dans une société qui a besoin de stabilité pour se rassurer. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de traiter de la totalité de ces transformations, aussi, me semble-t-il important de faire des choix. Je vous propose trois axes d’analyse : celui de la présence de l’État, caractéristique de la période Moderne, par le biais du prélèvement fiscal ; celle d’une activité, en prenant l’exemple d’un notaire pris dans la tourmente de la violence omniprésente ; ou encore le rôle des notables, qui depuis les XIIe-XIIIe siècles conduisent les destinés de la Communauté, et qui profitent naturellement de ces moments de crises pour renforcer, pour certains, leur mainmise sur les institutions.

 

7. L’appesantissement des impôts

Il est désormais admis que la guerre a permis durant la période Moderne de faciliter la mise en place d’un État en voie de centralisation, faisant accepter ce qui aurait paru inacceptable en d’autres temps. L’appesantissement des impôts se justifiait par les nécessités de la sécurité, les besoins de payer des troupes, puis d’entretenir une armée permanente en un temps qui paraissait dangereux à chacun. Il faut attendre la fin de la guerre de Succession d’Autriche pour qu’une génération entière vive enfin sans connaître la guerre.

 

Avec les retours réguliers à une paix précaire, l’État doit reconstituer ses finances. Ainsi fait-il appel une nouvelle fois aux ressources des Communautés, qui doivent répondre aux multiples réquisitions matérielles et financières durant les affrontements, mais qui doivent s’acquitter de l’impôt quand la situation devient plus favorable. Il s’agit alors, pour les plus fragilisées d’entre elles, de trouver le moyen de réactiver ses propres finances, voire d’en appeler à de nouvelles ressources. L’assiette de l’impôt repose sur la propriété, et il n’est donc pas étonnant que l’une des premières actions de la Communauté villageoise soit de se lancer dans une réfection cadastrale. C’est le cas au tout début XVIIIe siècle, puis au milieu du même siècle. Car il s’agit de s’approcher au plus près de la situation réelle du territoire.

Parallèlement, l’État met en place une administration, l’Intendance, qui fait de l’État Sarde l’un des plus moderne d’Europe. Cette institution s’applique à réaliser de grandes enquêtes (1697, 1755), pour connaître la situation de chaque communauté, de manière ici encore à prévoir les prélèvements possibles sur chacune d’entre elles.

 

Quand les communautés ne peuvent trouver dans leurs ressources ordinaires les moyens de régler leurs dettes fiscales, elles font appel à l’emprunt. Mais dans ce cas, à défaut de banque ou tout simplement par sécurité, ce sont auprès des notables du village qu’elles cherchent essentiellement à emprunter. Et comme bien souvent, notables et dirigeants du village sont, sinon les mêmes personnes, du moins les mêmes familles, nous ne sommes pas loin de comprendre certains mécanismes développés dans le dernier chapitre.

C’est le cas pour la tentative d’inféodation de Saint-Martin-Vésubie. Comme toutes les communautés, Saint-Martin est obligée de subir, dans les années 1684, la « revalorisation des créances du Trésor … [afin] d'augmenter les ressources de la trésorerie ducale ». En fait, il s'agit pour l’administration de rattraper en une seule fois l'écart causé par les dévaluations successives depuis le temps où avait été fixée la taxe participative de chaque Communauté, le plus souvent depuis le temps de la Dédition… soit près de 300 ans plus tôt. Les Communes se voyaient obligées de payer l'arrérage des sommes dues. Saint-Martin était imposée pour une somme de 12 000 £, que le juge et sénateur Jérôme Marcel Gubernatis se proposait de racheter, recevant en compensation du titre comtal du village. Mais sa tentative échoua devant l’opposition féroce des habitants… en fait, ce sont plutôt des raisons politiques qui interdisent l’aboutissement de cette inféodation. L’État se déclare prêt à transiger quand la commune lui propose de racheter sa dette, grâce à l’emprunt auprès des familles de notables du village. En fait, le prétendant au fief est un personnage de l’ancienne équipe royale, celle de Charles Emmanuel II, encore au pouvoir sous la Régence. En 1684, quand le jeune et nouveau souverain, Victor Amédée II écarte sa mère de la Régence, Gubernatis tombe en disgrâce.

L’inféodation envisagée permettait au souverain d’affermir son pouvoir en recomposant son équipe gouvernementale. Il obtenait, comme convenu, le versement de la somme réclamée, qui, de fait, paraissait politiquement plus acceptable. Elle évitait au village la sujétion à un seigneur jugé trop présent, trop proche, au pouvoir – au moins symbolique – pesant. Pour cela, la Communauté villageoise vouait une reconnaissance ‘éternelle’ de fidélité au souverain. Plus encore, elle officialisait un nouveau mode de prélèvement fiscal sans trop de protestations de sa part, soulagée d’éviter ce risque. Enfin, les élites villageoises elles-mêmes trouvaient leur intérêt dans cette situation et s’en trouvaient renforcées localement…

 

Dans certains autres cas, l’emprunt s’avérait trop tardif, ou véritablement impossible, car la communauté ne trouvait pas forcément en son sein les personnes ressources nécessaires. Sa réputation d’insolvabilité pouvait jouer contre ses intérêts politiques et empêchait les créditeurs potentiels de se proposer. Dans ce cas, l’État ne transigeait pas, et plaçait la dette sur le « marché ». Il proposait le rachat de la dette de la communauté incriminée contre l’attribution d’un titre nobiliaire. Certes, il faudrait discourir sur la nature même de cette noblesse niçoise, qui correspond dans sa grande majorité à ce que nous appellerions une « noblesse de service », de « robe ». Il s’agit pourtant d’un moyen essentiel à la constitution de l’État moderne, et à plus d’un titre véritablement fondateur de celui de Sardaigne.

C’est le cas pour un grand nombre de nobles niçois de la fin de l’Ancien Régime. Les fondateurs de la lignée ont bien souvent obtenu leur titre de l’achat d’une dette fiscale, d’un service particulier auprès de l’État, d’un titre anoblissant tel le doctorat en Droit. Quelques exemples suffiront à s’en convaincre :

Parmi les plus importants, notons le docteur en médecine et en philosophie Jean Ribotti, professeur d’anatomie à l’hôpital de Milan, qui acquiert une série de fiefs dans le Haut Pays (le Valdeblore, Venanson, Isola, Utelle, Levens, Breil, Saorge, Lantosque, St Etienne, Pigne, La Bollène, St Sauveur et Contes), en décembre 1699, pour près de 160 000 £… avant d’en revendre quelques-uns à ses contemporains et ne garder que celui de Valdeblore, dont le coût est estimé à 13 500 £ ; un personnage exceptionnel. Nous sommes au lendemain de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, et à la veille de celle de Succession d’Espagne.

À Roquebillière, c’est en septembre 1722 que Jean-Baptiste Garagno est investi du fief de ce village, avec le titre comtal, pour 11 000 £. Il s’agit une nouvelle fois de trouver des finances après la dernière guerre de Succession d’Autriche.

Menant ses finances comme ses guerres, Victor Amédée II utilisa l’arme fiscale comme un puissant moyen d’intégration et de développement de l’État Sarde, qui atteint alors une puissance jusqu’alors inégalée. Les guerres qu’il mena durant l’essentiel de son règne lui en donnèrent l’opportunité.

 

Le poids des guerres toucha, nous le savons, directement les populations, mais aussi, l’organisation fiscale des villages. C’est dans la vie quotidienne que nous pouvons en mesurer toute l’importance. L’activité d’un notaire du Haut Pays nous donne l’opportunité d’en découvrir d’autres aspects.

 

8. Des activités extraordinaires : le notaire 

Les activités d’un notaire, à la fin du XVIIe siècle, se partagent entre celles qu’il mène à son étude et celles qu’il développe directement chez les personnes qui le sollicitent. À cette époque, à Saint-Martin, ils sont trois à se partager les activités notariales : Ludovic Raiberti (1661-1712), Pierre Ludovic Ricolvi (1686-1713) et Jean André Cagnoli (1687-1737). Leurs minutes renferment un ensemble d’actes très varié, au total plus d’un millier, qui donnent une image complète et complexe de ces périodes troublées.

En dernière analyse, les périodes de conflits ou d’inquiétude sont caractérisées par des actes soulignant le renforcement du transfert du patrimoine foncier, et, dans une moindre mesure, des actes structurant les trajectoires familiales tels que les dots ou les testaments. Les premiers représentent pratiquement 75 % des actes passés par les notaires durant la période de guerre, les autres un peu moins de 25 %.

En ce qui concerne les actes de vente, tout en recouvrant des situations à l’évidence fort diverses, ils ne concernent vraisemblablement que des parcelles que l’on pourrait qualifier de secondaires, autant qu’on puisse les identifier grâce au cadastral constitué quelques années plus tard. Dans un monde de petits propriétaires, elles semblent, dans leur grande majorité, éloignées du cœur du système productif, parcelles isolées dont la perte n’est pas forcément préjudiciable à la bonne tenue de l’ensemble. On comprend effectivement que le propriétaire se sépare tout d’abord de pièces annexes, avant de devoir parfois entamer réellement son exploitation vitale.

De plus, les méthodes de la pratique permettent d’atténuer sensiblement les effets d’une cession sèche de la terre. En fait, la pratique de la vente à réméré et du rachat de la terre, sorte de mise en gage, permet souvent de récupérer le bien une fois la mauvaise période passée, l’événement traversé, dès qu’une certaine aisance semble revenir. Dans ce cas, le capital obtenu au moment de la vente pallie au plus pressé, le propriétaire cessionnaire pouvant parfois reprendre son bien en gestion contre le versement d’un cens annuel qui prend la forme d’un loyer en nature. Il s’agit en fait d’une sorte de prêt à intérêt conclu sous forme d’un contrat, qui, une fois encore, lie deux parties en faisant du cessionnaires l’obligé du preneur, le faisant entrer dans sa clientèle.

 

C’est le cas pour Antoine, Nicolas et Jean, père et fils Giletta de feu André, qui donnent, le 24 novembre 1691, à Jean Ludovic Martin feu Claude, pour 243 £, leur terre en pré et champ avec les arbres, pour une sestairata circa (un peu moins de 1 600 m²), qui consiste en une solcha et pichol pezzo du prato con tre arbori di castagne, e parte di campo qual terra tutta unita, au quartier du Villaron.

En fait, cette terre, qui a déjà fait l’objet du prêt susdit, vient en compensation du capital engagé par le créancier. Il s’agit d’une perte importante pour la famille venderesse, qui s’engage entièrement dans la cession, ne pouvant sans doute faire autrement. Ce que ne dit pas l’acte, c’est qu’il semble bien, dans le cadastre de 1702, que cette terre soit revenue aux cessionnaires. Le preneur n’a à cette époque aucune terre dans la région du Villaron, contrairement à la première famille. La situation financière de cette dernière s’est vraisemblablement améliorée, et les Giletta ont pu recouvrer cette terre qui ne semble jouer un rôle central dans leur système d’exploitation.

 

Ces pertes foncières sont encore atténuées par la structure même de l’exploitation agricole du Haut Pays. Les villages possèdent de vastes terres communales dont l’usage permet à tous les citoyens de bénéficier de ses produits.

Il est certain que l’on vie alors au plus juste. Nous ne pouvons nier l’extrême pauvreté de certains, qui, économiquement déjà très faibles, subissent au plus fort ces ultimes privations. L’émigration est alors parfois un dernier recours pour eux.

 

En considérant le deuxième type d’actes notariés, l’exemple des testaments semble le plus intéressant. En lisant les principes énoncés dans les premières parties du document, au-delà de l’invocation traditionnelle à la Vierge et à tous les saints du Paradis (la corta celesta), viennent souvent celle d’intercesseurs particuliers, qui bénéficient d’une espérance particulière de la part du testateur. Parallèlement, l’inquiétude se traduit aussi par le poids des messes que le donateur demande de faire dire et régler par ses successeurs, suivant ses moyens financiers.

J’ai choisi arbitrairement le premier testament rencontré, celui du Sig. Medico Paolo Veglio fù Sr. Paolo du 28 mai 1691, qui évoque un cas tout à fait intéressant de ce sentiment de peur panique. Le testateur « lègue 2 000 messes pour le repos de son âme, dont 1 200 à dire sans discontinuer dès l’instant de sa mort, et 800 autres dans les 6 mois qui suivront ».

Il serait sans doute excessif d’attribuer à la seule peur engendrée par la proximité de la mort en relation avec l’ambiance de guerre de ces époques troublées la formulation définitive des volontés de notre testateur. Mais peut-on réellement attribuer cette progression du sentiment baroque aux seules peurs engendrées par une mort que chacun se plaît de rappeler « inéluctable » (« il n’est pas de cause plus certaine que la mort… et incertaine que son heure »). Nous ne pouvons faire abstraction de la pesante atmosphère de conflit, même si l’on sait aussi que l’homme possède une faculté étonnante à s’adapter aux plus terrible périodes dans l’attente de jours meilleurs.

 

Ces peurs eschatologiques ou quotidiennes n’effraient pas forcément toute la population, avec la même intensité, au même degré, à chacun des moments de la vie quotidienne. D’autres, ou parfois les mêmes, les utilisent pour atteindre des objectifs bien plus pragmatiques. C’est le cas des élites sociales, qui « profitent » (le mot me semble tout de même excessif) de ces temps troublés.

 

9. Les élites raffermissent leurs pouvoirs

Le système traditionnel de gestion des communautés laisse une grande place aux élites sociales. Entendons-nous bien, quand il s'agit de parler d'élite, il s'agit bien de ceux que les textes appellent les « meilleurs », ou les « principaux », ou encore « les plus apparents ». À l'époque Moderne, leur caractéristique principale réside dans l'étendu de leurs pouvoirs, qu’il faut bien évidemment replacer dans le cadre tout particulier du Comté de Nice.

Cette puissance n’est pas, comme le plus souvent dans le royaume de France, exclusivement basée sur leurs propriétés foncières. L'espace utile de nos montagnes, par nature contraint, ne leur en donne pas véritablement l'occasion. Il s’agit surtout sur la multiplicité des aspects de ce même pouvoir. Ils tiennent entre leurs mains et celles de leurs familles, et depuis de nombreuses décennies, les pouvoirs édilitaires, et en premier lieu les charges de baile – la première justice - et/ou de syndic – approximativement le maire - des villages.

Ils encadrent la société locale par leur charge, sont souvent médecins ou notaires... et traditionnellement, possèdent un accès facilité aux finances. C'est tout d'abord vers eux que se tournent les villageois quand les problèmes d'argent se font trop pressants. Ils leur empruntent de petites sommes…, assez souvent…, sur lesquelles ils doivent finalement payer des intérêts, qui courent le plus souvent sur plusieurs décennies, parfois sur plusieurs générations. Ces débiteurs forment alors une véritable clientèle d'obligés.

Pourtant, si l’on doit mettre en relation les aspects sociaux et les effets des multiples guerres que traverse le Comté de Nice, le groupe dominant des villages s’amenuise, ou du moins se transforme profondément du début à la fin de la période étudiée.

Les anciennes élites qui émergent de l’époque médiévale disparaissent en grande partie, et seules quelques-unes des principales familles survivent encore au milieu du XVIIIe siècle. Le phénomène est naturel, dû à la disparition des noms de famille, à l’extinction d’une branche, aux lignages féminins subjugués par les alliances conclues ou au défaut d’héritier direct.

À Saint-Martin, parmi celles qui traversent la période, la famille Raiberti me semble un exemple idéal. Arrivés, selon la mémoire familiale, au village à l’époque de la Dédition, ils forment, dès le début du XVIIe siècle, une branche qui quitte Saint-Martin pour gagner Nice, et de là, Turin. Une autre branche familiale du lignage reste au village et y maintient avec succès et son prestige et son emprise.

La conservation du pouvoir passe par une politique constante d’amélioration sociale, de maintien d’une instruction supérieure dans laquelle on voit un moyen d’ascension sociale (la licence, voire le doctorat), mais aussi par une gestion au quotidien des moyens de production, quelle qu’en soit la nature.

Dans les temps difficiles des guerres, des occupations, c’est vers eux que se tourne la population, pour en obtenir une certaine « protection », soit pour emprunter les quelques sous nécessaires au règlement des dettes immédiates. Parmi ces familles, les Raiberti participent très largement au prêt des sommes nécessaires à l’apuration des arrérages de la dette fiscale de 1684 ; ou lors des différents emprunts que la Commune est amenée à obtenir pour éviter les allogements de troupes à Saint-Martin.

C’est le cas en 1703, quand il « a été fait lecture de la Missive de l’Intendance sur le même sujet de ce qui est dû aux Patrimoine Royal et au sujet des deux soldats que la Communauté se voit obligée de loger, il est demandé aux syndics d’emprunter des deniers au nom de la Communauté pour suppléer audit paiement avec obligation sur la vente des bois à venir ». Ce sont nos familles qui y pourvoient.

Comme tous, ils sont pourtant touchés par la guerre, perdent certainement une part de leurs biens ou du moins de leurs revenus. Leur nature permet pourtant qu’ils soient reconstitués assez rapidement à l’issue de ces événements dramatiques. Car il s’agit avant tout de petites sommes, provenant des baux à cheptels, de la location de quelques parcelles de terre, d’une masse de petits prêts qui deviennent finalement pérennes et forment une part importante des revenus familiaux ; ou encore de quelques dettes gagées sur les revenus communaux, d’investissements modestes dans des fermes de ce même village, tels les moulins, les fours ou des différentes gabelles municipales…

En bref, un ensemble de petites sommes qui forment finalement un revenu confortable, et place ces familles très au-delà de la richesse moyenne des habitants. Ce ne sont finalement qu’une poignée de familles qui se partagent ces revenus et ces pouvoirs.

 

Avec l’époque Moderne, ce sont de nouvelles élites sociales qui apparaissent, dont les revenus principaux proviennent essentiellement des ressources publiques, et bien moins de celles des communautés. Le développement des besoins de l’État permet celui d’une véritable classe de hauts fonctionnaires, qui bénéficient des bienfaits que procure le service du roi. Le modèle est connu en France, et, dans l’État piémontais-sarde, rien, sinon l’étroitesse sociale dans laquelle se meut cette classe de personnages, ne permet véritablement de l’en différencier de sa voisine. Ce cadre géographique restreint nous permet de vérifier les liens étroits qui continuent à exister avec le village d’origine, avec les autres branches du lignage familial. Ils ne se démentent jamais, et bien au contraire, semblent véritablement se renforcer quand les menaces ou les événements extérieurs deviennent plus forts.

L’élite du village se resserre effectivement, et quand l’État met en place la réforme finale des institutions communales, à la veille de la Révolution française et de l’ultime invasion du Comté de Nice, le nombre de places disponibles se réduit. Elles sont tout naturellement attribuées aux familles qui ont su se maintenir au mieux de leurs pouvoirs, étendre et développer leur domination sur le village. Ce sont eux encore qui dominent la vie locale au XIXe siècle.

 

 

CONCLUSION

Sur le plan stratégique, l’étude de la guerre Moderne dans le cadre du Comté de Nice semble ne plus devoir connaître d’importantes modifications après les travaux fondateurs d’Henri Moris et de Paul Canestrier. Il reste certainement à la mettre en perspective en ouvrant les nombreux axes de recherches parcourus dans cet article, et sans doute bien d’autres encore, comme l’a démontré Lionel Rézio.

Le Comté de Nice, par la concentration des actions qu’il eut à subir, l’étroitesse du cadre géographique, et les particularités politiques et sociales qu’offrent les communautés de village, peut sans doute être un bon laboratoire d’études.

Les conséquences des guerres sur la population, vues à la fois par les archives fiscales et administratives de l’État, par celles issues des armées en manœuvre, et surtout par les dossiers documentaires des communes, devraient permettre de mieux mettre en perspective nos connaissances, non seulement sur les aspects purement militaires, mais aussi et surtout avec les rapports sociaux originaux existant dans le Comté de Nice.

Car il semble bien que les moments de fortes tensions politiques et événementielles offrent, grâce à la masse documentaire qu’ils produisent, une vision originale de l’histoire du pays. Je ne peux qu’inciter à poursuivre ce genre de démarche en y adjoignant l’analyse spatiale et de terrain que permettent les nouvelles approches disciplinaires autour de l’archéologie.

 

 

Collectif 1388, la dédition de Nice à la Savoie, Actes du colloque de Nice (septembre 1988), Publication de la Sorbonne, 1990

MERLOTTI Andréa « Politique dynastique et alliances matrimoniales de la Maison de Savoie au XVIIe siècle », in Dix-septième siècle, n° 243, 2009/2, pp. 239/255

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BARELLI Hervé Raves, beurre et pissalat. Histoire du Congrès et du siège de Nice, de leurs antécédents et de leurs conséquences (1516-1579), Serre, 2008

idem

RAIBERTI Lazare Saint-Martin-Vésubie et la Madone de Fenestres, Serre, rééd. 1983

CHAUMET P.O. Louis XIV, « comte de Nice ». Étude politique et institutionnelle d’une annexion inaboutie (1691-1713), Serre, 2006

DOMEREGO Op. Cit.

DOMEREGO Op. Cit.

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RAIBERTI L. Op. Cit.

IAFELICE Michel – REZIO Lionel Barbets du Haut Pays… Une résistance à l’occupation française à l’époque révolutionnaire, Éd. de l’AMONT, 2012

RAIBERTI (L) Op. Cit.

RAIBERTI (L) Op. Cit.

RAIBERTI (L) Op. Cit.

GILI Éric – ISNART Cyril « Les édifices religieux à Saint-Martin-Lantosque. Espace historique et sacré d’un terroir », in Pays Vésubien, n° 1, 2000, pp. 2-48

RAIBERTI (L) Op. Cit.

GILI Éric « Des Arbres et des Hommes (II). Vivre la forêt en Vésubie », in Patrimoines du Haut Pays, n° 17, 2018

cité dans GILI Éric Dans l’Ordre des Choses. Saint-Martin-Vésubie au temps des notables (XVIe-XIXe s.), Éd. de l’AMONT, 2003

Idem

GILI Éric « Le temps d’une génération. Entre prospérité et réquisitions. L’impact économique et social des guerres françaises au début du XVIIIe siècle à Saint-Martin-Vésubie », in Utrecht. Au cœur des Alpes, 1713-2013, Actes du Colloque de Jausiers, Colmars et Entraunes, 14-16 septembre 2012, Roudoule, 2013 pp. 41-86

GILI (É) Dans l’Ordre des Choses.. Op. Cit. .

TOMBACCINI Simonetta La vie de la Noblesse niçoise, 1814-1860, Nice, 2010

GILI Éric « Les inféodations des communautés villageoises de la Vésubie (fin XVIIe – début XVIIIe siècle) », in Patrimoines du Haut Pays, n° 11, 2010, pp. 118-140

GILI Éric « La terre de Roquebillière en 1765. Étude sociale et spatiale du cadastre », in Patrimoines du Haut Pays, n° 12, 2012, pp. 137-158

ADAM 3E 86-4, f° 23 v°, notaire Ludovico Raiberti (« une planche et une petite pièce de pré avec trois arbres de châtaigniers, et une partie de champ, laquelle terre lui est unie »)

Idem f° 5

GILI Jean-Antoine « La réforme municipale sarde de 1775 », in Annales du Midi, 1967, n° 79-84, pp. 387-407

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